Ebauche d'une autobiographie...

Mireille Warschawski
(2006)


Première partie (1924-1945)

Deuxième partie (1945-2006):

La rencontre avec Max

Bischheim

Parenthèse: nos enfants

La communauté de Strasbourg

Quelques réflexions, pour finir...


La rencontre avec Max
La rencontreLa guerre finie, j’ai immédiatement repris contact avec Yeshouroun et avec mes amies qui avaient survécu. À Strasbourg, les garçons et les filles ne se réunissaient pas souvent. La première rencontre des anciens de Yeshouroun eut lieu pendant les vacances d’hiver 1945, près de Lyon, aux « Hirondelles », une maison de l’OSE (Oeuvre de Secours aux Enfants) dirigée par Nathan Samuel et sa femme Hélène Neher, tous deux de Strasbourg. Je connaissais cette dernière depuis mon enfance grâce à la synagogue de Kageneck. C’est à ce moment-là, au camp, que j’ai rencontré pour la première fois un strasbourgeois de Yeshouroun que je ne connaissais pas, Max Warschawski. Notre amitié a commencé en lavant de la vaisselle…



Le séminaireMax avait entrepris des études rabbiniques à Limoges, au «petit séminaire», pendant que ses parents et les autres enfants étaient réfugiés près de Périgueux, comme beaucoup de Strasbourgeois. Le responsable du Séminaire était le futur Grand Rabbin de Strasbourg, Abraham Deutsch. Avant la fin de la guerre, Max alla rejoindre la Résistance et il fut parmi ceux qui délivrèrent Castres. Bô Cohn, bien que n’ayant pas un caractère de combattant, était avec eux. En 1945, le Séminaire Israélite de France se réinstalla à Paris, rue Vauquelin. Max s’y installa pour continuer et terminer ses études de rabbin. C’était son rêve depuis sa jeunesse, beaucoup à cause de l’admiration qu’il portait à son maître, le rabbin Deutsch. Le grand-rabbin de Strasbourg qui avait été intronisé juste avant la guerre et n’a jamais pu exercer sa fonction, n’était pas revenu de déportation. Le rabbin Deutsch dirigea la communauté jusqu’à ce qu’on apprenne avec certitude que le grand rabbin Hirschler ne reviendrait plus, malheureusement. Alors seulement il fut installé grand rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin.
Les HirondellesPendant ce temps, suivant les conseils de Bô, j’ai accepté de travailler aux « Hirondelles », quelques semaines pendant l’été 1946. Monsieur et Madame Nathan Samuel étaient adorés par les enfants de la maison, sans qu’ils ne négligent pour autant leurs propres enfants, ce qui n’était pas spécialement aisé.


Elie WieselEn septembre 1946, j’ai cessé mes études universitaires et j’ai travaillé deux ans à la maison de Versailles, jusqu’en août 48. Pendant très peu de temps, ma directrice a été Nini, qui fut remplacée par Monsieur et Madame Félix Goldschmidt. Comme les Samuel, les Goldschmidt se sont investi dans la marche de la maison et le bonheur des enfants, parmi lesquels il y avait Leiser (Elie) Wiesel qui n’était pas toujours facile. Ils rêvaient de leur donner le sentiment d’avoir une famille. Malheureusement, c’était aux dépens de leurs propres enfants.
Le diplômeAprès avoir fait deux années d’études à Paris, le directeur, le grand Rabbin Lieber, attribua à Max une bourse pour faire une année d’études dans une yeshiva. Il choisit Londres, et après un essai dans une yeshiva qui ne lui convenait pas, il décida d’aller au Jewish College. Le Jewish College avait ouvert ses portes quelques années plus tôt et les études y étaient d’un très haut niveau. Le maître était Rav Kahana, un ancien responsable d’une yeshiva de Lituanie jusqu’à la guerre. Sa femme et ses enfants furent déportés ; il put, lui, arriver en Angleterre où il fréquenta l’Université de Londres pour apprendre l’Anglais. C’est grâce à lui que Max, qui était de loin le plus jeune élève, put obtenir une Smi’ha, titre lui permettant de prendre des décisions rabbiniques. Max est revenu en juillet d’Angleterre, muni du diplôme de Rabbin très prestigieux, mais n’avait pas fait celui de l’école rabbinique française. On lui fit des misères… et il le passa donc, un an plus tard. C’était impossible autrement, d’abord pour l’honneur de l’école et ensuite pour obtenir un poste d’État. Les postes de rabbins des trois départements de l’Est étaient, grâce au concordat, des postes d’Etat et avaient une place importante dans la vie officielle. Lorsqu’il a commencé à travailler, il avait 23 ans.
Le mariageMax et moi, nous nous étions fiancés en 1946 et avions décidé de nous marier dans les deux ans, dès qu’il aurait fini ses études et trouvé du travail pour entretenir sa famille. Nous avons donc fixé le mariage au mois de septembre 1948. Mes parents se sont entièrement occupés de la préparation du mariage. En septembre, avant Rosh Hachana, nous nous sommes donc mariés rue Cadet et ce fut le rabbin Munk qui procéda à la cérémonie. Ma sœur Éliane était déjà mariée depuis un an avec Isy Loinger dont elle eut trois fils. Mes parents ont préparé le mariage et maman, avec l’aide d’une femme qu’elle connaissait, a fait toute la cuisine.
Nous n’avions pas d’appartement puisque nous ne savions pas encore quel serait notre lieu de travail. Comme chaque année, Max faisait les offices de fêtes dans une communauté de l’Est de la France qui n’avait pas de rabbin, ni souvent de chanteur. Après les fêtes, sachant que la communauté de Strasbourg cherchait un rabbin, Max a posé sa candidature. Le grand-rabbin Deutsch avait été nomme grand-rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Max s’est présenté pour être son adjoint comme rabbin de Strasbourg. Il n’y avait pas d’orgue… mais beaucoup de membres de la communauté espéraient encore son retour. Quand Max s’est présenté devant le vice-président de la communauté, un cousin de maman, le bijoutier Arthur Blum, celui-ci lui a posé la question : "Accepteriez-vous la réinstallation de l’orgue dans la grande synagogue de Strasbourg ?". Max lui répondit : "Dans les mêmes conditions que le grand-rabbin Deutsch, c’est-à-dire, mariages, 14 juillet – avant l’entrée du Shabbat – et autres manifestations de ce genre." "Je vous remercie pour votre franchise", répondit Arthur, "mais la place n’est pas pour vous !"

Bischheim
La maison familiale à BischheimNous sommes allés humblement nous installer à Bischheim, communauté mère de Strasbourg avant la révolution, quand les Juifs n’avaient pas encore le droit de s’installer dans les villes. Les Bishheimois étaient des Juifs-alsaciens de longue date et avaient gardé une mentalité et des traditions vieilles de plusieurs siècles. Nous logions dans une vieille maison campagnarde dépourvue de tout confort, formée d’une cuisine, de deux chambres et de deux autres petites « chambres » qui en faisaient partie. Il n’y avait évidemment pas de salle de bain. Les WC se trouvaient au fond de la cour. Un plaisir en hiver et pendant les journées de pluie, surtout pour les enfants. Nous avions de la chance d’avoir l’eau courante dans la cuisine.
ArmeleLes quatre aînés de nos enfants y sont nés. Tous les soirs et tous les matins, il fallait les baigner en présence d’un personnage pittoresque, archétype des Juifs de Bischheim, Armand Asch. Cet homme, un vieux garçon, racontait à mon mari toute l’histoire de la communauté depuis deux cents ans, comme si lui-même avait vécu cette période. Le dimanche matin, Max et moi donnions des cours d’hébreu aux quelques jeunes qui étaient venus un peu plus tôt assister au bain des bébés. Il ne suffisait pas de donner à nos élèves un enseignement théorique. Nous avions donc décidé d’inviter des jeunes à notre table, tous les vendredis soirs, afin de leur permettre de vivre une soirée de Shabbat qu’ils ne connaissaient pas chez eux. Je pense que cela avait des conséquences positives. La plupart de ces élèves sont devenus quasiment des membres de la famille. Nous avons conservé d’affectueuses relations avec eux. Ce fut une vie très difficile, mais nous y avons appris beaucoup sur la façon de conduire une communauté et comment développer des contacts avec les membres. Nous avions appris aussi à parler le langage qu’il fallait avec nos interlocuteurs, selon leur situation, leurs problèmes et leurs options. À Strasbourg, nous avons étendu ces relations, les échanges et les dialogues avec les non-juifs, dans des cercles religieux ou laïcs, avec des responsables politiques et municipaux, avec des enseignants. Max allait tous les jours à vélo à Strasbourg pour donner ses cours aux lycées et diriger le Talmud Tora. Il y avait un jardin d’enfants juif à Strasbourg et Max y amenait Michel tous les jours, sur son vélo.
La synagogue de la place De Broglie, à StrasbourgQuand Évelyne, notre quatrième enfant, est née, nous n’avions pas de place pour mettre un lit supplémentaire. Nous la couchâmes dans notre chambre, à Max et à moi. Nous lui avons installé un petit lit, un «youpala», et j’ai dit à Max que lorsqu’elle aurait besoin d’un vrai petit lit, nous n’aurions pas la place pour l’installer. La communauté, qui appréciait pourtant son rabbin, ne se sentait pas concernée par ces problèmes. «Il y a des gens qui sont encore plus mal installés que vous !» (Traduction en alsacien de « fer der rebbe echs güt genum ! » (Pour le rabbin, c’est assez bon !)). Alors, même Max a décidé que ça suffisait comme ça. Comme il était adoré par ses élèves, sa publicité était faite auprès des parents, et il a obtenu le poste de Strasbourg, les gens étant arrivés à juger que le rabbin était plus important que l’orgue. Les juifs de Bischheim ne furent pas heureux de cette décision, mais ils n’avaient jamais été scandalisés de la façon dont nous vivions.

Parenthèse: nos enfants
L’aîné de nos enfants, Michel, est né dix mois après notre mariage. Un an après est née l’aînée de mes filles, Judith. Au début tout s’est bien passé, mais après quelques mois, quand Judith a voulu se servir des mêmes jouets que son frère, Michel s’est précipité sur elle avec des ciseaux. Heureusement, j’étais avec eux ! Mais la conclusion a été parfaite : il avait extériorisé sa rage, ou sa jalousie. Il ne recommencera plus. Au contraire, plus âgés, ils furent vraiment proches l’un de l’autre. J’avais l’impression que Judith était très liée à ce frère.
Michel était un enfant très intelligent, très sûr de lui, du moins apparemment, et très dérangeant, aussi bien à l’école qu’à la maison. Michel a fait un bac par correspondance en même temps que des études à la Yeshiva. C’était en 1967. Il n’était pas encore israélien et ne pouvait aller à l’armée. Il est allé travailler dans un kibboutz près du Golan pour remplacer ceux qui étaient mobilisés. Il a passé son bac à Strasbourg, puis il est reparti pour Jérusalem où il fit ses études : philosophie, sciences politiques… et c’est à cette époque qu’il vira, dans son comportement et ses pensées.
C’est aussi à cette époque que naquit notre premier petit-fils Dror, fils de Michel et Françoise. Après la séparation de ses parents (qui sont restés très amis), Dror fut élevé à Paris par sa mère. Celle-ci se remaria et nous sommes restés très liés. Quant à Dror, il fit de brillantes études de Physique. Il a fait son service militaire aux États-Unis, service français, dans sa spécialité. Il travaille actuellement à Paris.
Michel se remaria avec une avocate charmante, Léa. Ils eurent deux enfants : Nissan (marié et père de deux enfants) et Talila (qui fait des études de judaïsme). Michel travailla dans son métier de journaliste et en politique, très exigeant envers lui-même, en nous restant très attaché. Il voyage souvent en ce moment et écrit beaucoup, articles et livres. A cause de lui, son père est l’objet de maintes attaques, le plus souvent d’un très bas niveau, mais aussi à cause de ses propres opinions.
Judith a quitté la France en 68, immédiatement après son bac et la révolution de mai 68. Elle a fait des études d’assistante sociale. Elle travaille toujours dans ce métier, mais un travail un peu spécial. Elle épousa, très jeune, Jean Frankforter. L’argent ne manquait pas, mais Jean et Judith n’arrivaient pas à s’entendre. Ils ont, malgré tout, tenu le coup jusqu’à ce que leurs deux enfants, Maya, l’aînée, et Noam, le deuxième, fussent assez mûrs. Jean s’est remarié et Judith vit dans une jolie petite maison, seule, en face de Babette, Daniel R. et Talia.
Maya, l’aînée de Jean et Judith, s’est mariée avec Doron Barachi et ils ont trois enfants adorables : l’aîné, un garçon, s’appelle Or (Lumière), la deuxième est une fille, Cha’har, et la plus petite s’appelle Ziv. Ils sont très mignons et Or est déjà bien intégré dans la famille, en particulier avec ses petits cousins. Nous sommes donc devenus pour la première fois arrière-grands-parents, un deuxième jour de Roch Hashana. Judith, la future grand-mère, a conduit sa fille en voiture à Adassa et, après la naissance, elle est revenue à pied jusqu’à la synagogue. Je la vois encore, rouge, mouillée de transpiration et heureuse.
Judith est une merveilleuse grand-mère. Elle travaille toujours, a beaucoup d’amis, et sa table du vendredi soir est toujours ouverte. Elle est très active dans les mouvements de paix, au sein des « Fille de Paix » (Bat Shalom) et surtout « Les femmes en noir », ces femmes qui manifestent dans la dignité tous les vendredis, contre l’occupation. J’ai toujours été agréablement stupéfaite et heureuse de voir les femmes en noir ne pas daigner répondre aux injures de certains passants, parmi lesquels de nombreux chauffeurs de taxis. Je me demande souvent si nous n’avons pas eu tort de la faire partir immédiatement après son bac. Nous étions un peu loin de la réalité : nous essayions de construire notre étape suivante, l’alya. De ce fait, nous voulions que nos enfants soient déjà impliqués dans la vie israélienne. Je pense que Judith se sentait rejetée et abandonnée.
Un an après Judith, naquit notre troisième, Daniel-Barouh comme mon grand-père paternel que je n’avais jamais connu (pas plus que ma grand-mère dont je porte le nom). Daniel a fait sa terminale à l’école orthodoxe et a réussi son bac. Après les résultats, il nous a dit, d’un air innocent « Je voudrais faire des études de Droit. » Nous nous sommes regardés, Max et moi, ne sachant que répondre. L’une des raisons était que nous désirions qu’il fasse son Alya après ses études et le Droit français est très différent du Droit israélien (mélange de droit anglais, juif, etc.). Mais, du fait qu’il exprimait quelque chose qu’il avait choisi de lui-même, nous avons accepté en nous disant qu’on solutionnerait le problème à la fin de ses études. Après avoir eu sa maîtrise, il est parti en Israël et, en un an, il a passé – et parfaitement réussi – onze examens israéliens. Puis il a fait ses différents stages et a épousé Aviva. Ils ont deux enfants : Yaniv est étudiant en médecine, et Nathalie vient de terminer son service militaire et voyage, comme tous les jeunes, avant de commencer ses études.
Trois ans de mariage, trois enfants… Pour le quatrième, nous avons attendu deux ans. Quel événement, c’était Évelyne-Esther. Pour chaque accouchement, j’allais à l’hôpital juif, Adassa. Tous mes enfants, même quand nous habitions Bischheim, sont nés à Strasbourg. Évelyne avait un caractère fort et arrivait toujours à ses fins – en tout bien, tout honneur ! Elle a fait son bac en étudiant à l’école Aquiba jusqu’au bout. Elle est très gentille et aime les enfants. Elle a donc fait ses études de jardinière d’enfants, puis d’enseignante du primaire. Depuis, elle a mené sa vie avec beaucoup d’assurance et de succès, et ce n’a pas toujours été facile.
Lorsqu’elle était encore à Strasbourg, elle y a épousé le frère du futur grand-rabbin de France. Ce dernier, Joseph Sitruck, a travaillé comme assistant de Max. Le mari d’Évelyne, Pierre Sitruck (Pierrot), était venu à Strasbourg pour faire ses études universitaires. Ils quittèrent Strasbourg pour Marseille, dont le grand-rabbin était alors Joseph Sitruck. Ils attendirent 8 ans la naissance de leur premier enfant, une fille, Nehama, née à Ticha be Av ; elle fait actuellement de brillantes études. Puis naquit un fils, David et, quelques années après, une fille, Noemie. La direction de l’école qu’Évelyne a crée se termina mal pour elle, et elle a choisi d’être d’enseignante à l’école juive de Marseille. Elle est restée une merveilleuse enseignante. Elle dirige la bibliothèque juive de Marseille avec beaucoup d’enthousiasme et réussit parfaitement. Il y a quelques années, elle a décidé de se présenter aux élections de son quartier. Elle a été élue, mais son parti n’ayant pas la majorité, elle ne dispose pas de beaucoup de pouvoirs. Le moral reste bon.

Max et Mireille (1)Max en chaire (1)

En 1955 naquit Annie-Rebecca, comme ma grand-mère maternelle qui m’avait beaucoup chouchoutée. Annie est née deux ans après Évelyne. Nous habitions donc déjà Strasbourg, quai Kléber, et Michel entrait à l’école. Annie est rentrée à la maison avec des abcès sur la tête. Elle était petite et maigre et, dès sa sortie de l’hôpital, elle a été soignée par le « célèbre » pédiatre Raymond Meyer. Ce médecin connaissait parfaitement son métier, du point de vue médical nous n’avions rien à lui reprocher, mais, malgré sa gentillesse, il avait un caractère souvent difficile à supporter. Nous et les Meyer-Moog étions encore parmi sa rare clientèle. On a toujours eu beaucoup de mal à faire manger Annie, ce qui m’énervait et m’effrayait beaucoup. Elle resta longtemps très petite et maigre, mais en excellente santé. Grâce à Judith et Annie, j’ai gardé pendant longtemps l’angoisse des heures du repas des enfants…
La scolarité se passa sans problème et Annie fit des études de Pharmacie. Elle fit un de ses stages en Israël, ce qui lui facilita son alya après la fin de ses études. Annie avait connu à Strasbourg un jeune étudiant dentiste originaire d’une famille religieuse et profondément alsacienne, Michel Rothé. Ils se marièrent à Strasbourg et s’installèrent à Jérusalem. Annie avait - et a toujours - un poste de pharmacienne à Adassa. Après quelques années de travail provisoire dans sa profession, même en dehors de Jérusalem, Michel ouvrit son cabinet personnel à Jérusalem. Ils ont quatre garçons, Eytan, Gadiel, Yona et Eliel.
En 1958, après trois ans cette fois, j’accouchais pour la sixième fois. Cette date n’était pas prévue, c’était la fin du 8e mois. Nous étions en vacances dans les Vosges. Un Shabbat, je me réveille : je perdais les eaux. Nous ne connaissions personne, et Max n’avait pas très envie de prendre son auto, un Shabbat, pour me conduire à l’hôpital de Strasbourg. On finit par trouver la sage-femme qui était vieille et n’avait plus fait d’accouchement depuis des années. Cependant, elle finit par accepter de m’accompagner en taxi. J’arrivais ainsi, en bon état, à la clinique Adassa. Personne ne me vit dans l’auto. Le chauffeur me déposa, la sage-femme ne sortit même pas pour m’accompagner. Quand elle fut de retour, Max lui demanda si j’étais bien arrivée et si j’avais bien voyagé, elle répondit : « votre femme a mieux voyagé que moi ! ». Le docteur Bader arriva immédiatement et mit au monde… une fille, qui n’avait pas le poids normal. On l’envoya en puériculture à l’Hôpital Civil : on nous la rendrait quand elle aurait atteint trois kilos. Tous les jours, son papa lui apportait le lait que je pompais, plusieurs fois par jour. Quand notre pédiatre revint de vacances, il alla voir Ne’hama Elisabeth (dite Babette) et réussit à énerver si bien le personnel de l’hôpital, que nous récupérâmes notre fille plus tôt que prévu, bien qu’elle n’ait pas encore atteint les trois kilos ! Notre pédiatre venait trop souvent et sa présence les gênait beaucoup : « Vous n’avez pas besoin de nous, votre bébé est en de bonnes mains ! » Babette est devenue le plus gros de nos bébés…
Babette était une bonne élève de l’école Aquiba. Elle est entrée dans cette école secondaire après le Gan Chalom et y est restée jusqu’au bac. Elle se fit d’excellentes amies, mais, comme ses frères et sœurs, ne s’attacha pas à l’école. Elle s’inscrivit en fac, fit des études d’histoire et s’intéressa à l’archéologie en particulier. Elle passait ses vacances en Israël et travaillait alors sur des chantiers archéologiques menés par des archéologues français. Quand elle termina ses études universitaires, le travail l’attendait au CNRS, à Jérusalem. Elle y rejoignit sa très bonne amie, Lisou Baer, qui s’occupe du secrétariat. Elle y trouva son américain, Daniel Rohrlich, très religieux et très cultivé, un spécialiste de physique quantique. Sa famille était restée en Amérique, mais lui habitait en Israël. Nous avons été très heureux de cette solution.
Nous revînmes aux intervalles de deux ans et, en 1960, naquit notre dernier : Joël Pierre. D’après ses frères et sœurs, il aurait été un enfant gâté. Il avait – et il a toujours - 11 ans de moins que son frère aîné. Il me faut, à ce propos, évoquer une réflexion de Michel. L’une de ses camarades de classe était devenue grande sœur, également après onze ans. Michel trouva cela drôle et me le raconta en riant. Je lui fis alors la remarque que c’était également le cas chez nous, il avait onze ans de plus que son petit frère. Il me regarda comme si j’avais dit une idiotie et me répondit : « Oui, mais chez nous c’est plein, entre ! »
La famille en 1960Joël fréquenta le Gan Chalom puis l’école Aquiba, tout comme ses frères et sœurs. Il a été d’accord avec nous pour faire ses trois dernières années du secondaire à la Yeshiva de Montreux, sous la direction de la famille Botchko. Le rav Botchko, le maître de Joël, succédait à son père, le fondateur de la Yeshiva. C’était une Yeshiva très ouverte, n’acceptant pas uniquement les super orthodoxes, et permettait aux élèves de préparer le bac. C’est ce que fit Joël qui a très bien réussi. Quand il eut terminé son secondaire, il demanda à partir pour Israël. Il voulait y faire ses études, comme (futur) ingénieur. C’était un peu le même système qu’à Montreux. Il travaillait sérieusement, sans s’exciter et ne faisait pas de politique. Au bout de trois ans, il passa ses examens et fut reçu comme ingénieur en électro-optique. Il fit, de plus, des examens pour avoir le droit d’enseigner. Cela aussi lui fut utile, surtout qu’entre-temps il avait trouvé une jeune fille qu’il épousa avant d’avoir achevé ses études.
Bijou Hakoun, de son vrai nom Brigitte, venait d’Anvers où son père travaillait dans les diamants, comme la plupart des juifs de la ville. Bijou faisait ses études à Jérusalem. C’est là qu’ils se marièrent et bâtirent leur foyer. Les parents de Bijou mirent un appartement à leur disposition ce qui facilita leur installation. Joël eut quelques difficultés à trouver un travail car il n’avait pas encore fait son service militaire. On n’aimait pas engager quelqu’un qui allait abandonner son travail dans un temps trop proche. Tout s’est bien passé. Ils ont eu trois garçons, puis une fille, Noah. Quant à Joël, après plusieurs travaux intéressants, il a quitté sa spécialité, l’électro-optique, pour s’occuper de finances (de qui est-il le fils ???). Il a ramené la banque Rothschild en Israël. Il travaille toujours dans ce domaine… et il a l’air content.
La famille en 2003Mes parents ont pu assister à la naissance de tous nos enfants. Après la retraite de papa, ils ont quitté Paris et sont venus s’installer à Strasbourg, à cinq minutes de chez nous, et sont revenus dans leur synagogue de la rue Kageneck. Ils ont encore vécu quelque temps. Papa est mort à près de 80 ans et maman, à près de 90 ans. Elle a vécu ses derniers mois à Elisa, une maison de retraite. Plusieurs années durant, mes parents habitaient chez nous, quai Kléber. C’est là que papa est mort, chez nous, dans notre chambre à coucher qui était devenu celle de mes parents. C’est assez intéressant de constater le changement, de ma mère en particulier. Tout à coup, elle qui ne pouvait rester sans rien faire s’est arrêtée de travailler, et elle est devenue tout à fait dépendante. Quand nous partions voir nos enfants en Israël, je demandais toujours à quelqu’un de la famille de rester avec papa et maman. Je m’aperçois qu’à mon âge je commence à ressembler à ma mère. Mais j’ai la chance d’avoir des enfants magnifiques tout près de moi.


La Communauté de Strasbourg
La maison quai KléberEn 1953, nous avons trouvé au centre de la ville de Strasbourg, quai Kléber, en face du canal, un appartement classé dans une vieille maison bourgeoise. Il y avait 7 chambres et une salle de bains, mais lorsque nos sept enfants furent devenus plus grands, nous avons transformé un débarras en 8e chambre pour notre fils aîné, Michel. Au début, nous nous sommes chauffés au charbon, et ce n’est qu’après de nombreuses années qu’on nous a installé le chauffage central. Les pièces qui donnaient sur le quai étaient splendides et nous sommes arrivés à bien les meubler. Il faut dire que mon oncle Lucien (Franck) était antiquaire et, quand il trouvait des meubles qui nous convenaient, il nous conseillait de les acheter. (Armand-Armele Asch faisait de même).

Au bout de quelques années, Max institua la « Bat-Mitzva » (le pendant féminin de la "Bar Mitzva", la communion religieuse autrefois réservée aux hommes, véritable révolution féministe) et m’a chargée de la préparation de groupes qui réunissaient des jeunes filles de toutes tendances religieuses. Elles allaient célébrer leur majorité religieuse ensemble. Cette expérience a parfaitement réussi. Les familles préparaient la fête de leurs filles avec joie, sans le moindre problème. Nous avons rencontré dernièrement, un groupe qui fêtait ses cinquante ans. Ces anciennes élèves avaient évolué dans toutes les directions possibles : les retrouvailles entre elles et nous se sont passées dans l’amitié et la joie. Nous préparions deux groupes de Banot Mitzva chaque année. En plus d’un cours de textes avec l’un des professeurs du Talmud Tora, quelques jeunes filles se réunissaient dans notre salon, chaque Shabbat. De façon informelle, je les initiais au sens du judaïsme, à sa signification sociale et religieuse. Le tout se terminait par un week-end du groupe en dehors de la ville, pour comprendre le vécu du Shabbat. Après un examen devant le rabbin, on fixait la date du Shabbat Bat Mitzva… et les jeunes filles et les familles se réunissaient après la prière du vendredi soir, pour le repas shabbatique. Le lendemain, les pères étaient appelés à la Tora et Max, dans son sermon, s’adressait aux Banot Mitzva. Toutes ces occupations étaient pour moi la base d’un énorme enrichissement intellectuel.
Je préparais aussi les fiancées au mariage. Ces candidates venaient de tous les milieux juifs imaginables. À mesure que passaient les années et que changeait le mode de vie, je m’apercevais qu’elles en savaient souvent plus que moi sur la vie sexuelle. J’essayais d’éviter de devenir ridicule à leurs yeux. Finalement, ce fut une chance pour moi de commencer une carrière de femme de rabbin dans l’enseignement : ce n’avait pas été le cas de celles qui m’avaient précédée. Il y a cinquante ans, le travail de la femme de rabbin était surtout social : visites dans les familles démunies pour leur apporter une aide morale et matérielle ; visites des malades dans les hôpitaux ; visites chez les vieillard qui, ne pouvant sortir de chez eux, avaient besoin d’une présence amicale pour ne pas se sentir abandonnés dans l’antichambre de la mort. Entourée de volontaires qui me secondaient beaucoup et facilitaient ma tâche, j’ai pu continuer ces activités tout en me penchant sur d’autres problèmes. Bien évidemment, en tant que femme de rabbin, j’étais responsable des femmes de la Hevra kadisha, qui s’occupaient des « teharot », toilette des morts. Cette ‘hevra était unique, aussi bien pour les religieux que pour les assimilés. Les toilettes étaient faites par des femmes de tous les courants et il régnait une extraordinaire ambiance d’amitié. À une certaine époque, des familles, devenues ultra-religieuses, avaient exigé que la tahara des membres de leur famille soit faite uniquement par des femmes religieuses. Je m’y étais opposée de toutes mes forces. Ils furent obligés d’accepter ma décision. Après quelques années, mourut une femme religieuse dont le fils était devenu un super-orthodoxe. Il me demanda de sélectionner les femmes qui méritaient de faire la tahara. Après plusieurs refus, il m’envoya un rabbin possédant toutes les qualités morales et religieuses. J’ai refusé en lui expliquant que je n’avais aucune possibilité de peser la valeur d’autres êtres humains. « Je ne sais pas qui D. choisira pour le monde futur. Nous aurons peut-être, un jour, d’importantes surprises ! » Et, tout à coup, D. qui est grand, m’inspira. « J’ai une idée, ai-je dit. Je ne sais mesurer la valeur des individus, je ne l’ai pas appris et je n’ai aucun appareil de mesure. Vous, vous avez l’air de vous y connaître. Je suppose que c’est un petit appareil, une « mesurette », qui vous le permet. Soyez gentil, prêtez-le moi et je saurai qui choisir. D’autre part, confirmez-moi que vous assumez la responsabilité d’empêcher des Juifs d’accomplir une bonne action (Mitzva). » Conclusion : j’ai gagné !
La synagogue rue de la PaixLe rôle de la femme dans la société moderne se modifiait et la communauté juive ne pouvait échapper à cette mutation, aussi bien en son sein que dans la vie de la cité. La communauté de Strasbourg comportait une quinzaine de groupements féminins dont le but était d’aider à résoudre les problèmes sociaux, aussi bien dans notre région que dans la société israélienne. Après la guerre des six jours, je me suis aperçue que toutes ces associations étaient concernées, dans certaines circonstances, par les mêmes problèmes. Il me semblait stupide de les voir travailler, chacune dans son coin. Nous avons donc fondé un groupe qui réunissait les responsables de tous les mouvements féminins, dont le but serait de coordonner les problèmes communs. C’est ainsi que naquit le GLIF (Groupement de Liaison Juif Féminin). Les responsables se réunissaient une fois par mois et essayaient de trouver des solutions aux nouvelles questions… et aux appels à l’aide habituels. C’était l’époque où, pour la première fois, les femmes avaient demandé à participer en tant qu’élues, à la bonne marche de la communauté, à être membres de la « commission administrative ». Ce fut une lutte difficile et la victoire a été lente et progressive. Nous avons été l’une des premières communautés juives de France à y parvenir avec l’autorisation hala’hique (juridique) du rabbin (mon mari). Parallèlement, nous nous sommes rendues compte que les femmes de la ville de Strasbourg avaient entrepris une lutte pour une présence plus importante au sein des administrations locales, départementales et nationales. Elles avaient fondé une association, le CDOF, et nous avions décidé que le GLIF y serait représenté. Comme j’en étais la présidente, j’en fus aussi la déléguée. C’est ainsi que la femme du rabbin, puis du grand-rabbin de Strasbourg dépassa le cadre purement communautaire pour travailler également dans la cité.
Comme nous n’avions pas encore pu faire notre alya, nous avions désiré développer des relations avec le pays, surtout après notre long voyage en 1964. En 1965, Max prit la décision de partir chaque année, pendant les vacances d’été, avec ses élèves des lycées, filles et garçons, des classes de seconde, première et terminale. Le voyage durait un mois, dont une dizaine de jours au kibboutz Ein Hanatsiv qui était jumelé avec la communauté de Strasbourg. La plupart des membres de ce kibboutz religieux sont d’origine française, une partie même originaire d’Alsace. Les jeunes étaient acceptés comme travailleurs, en particulier à la cueillette des olives. Ce n’était pas toujours facile pour eux car ils étaient traités, non comme des amis, mais comme des employés du kibboutz, avec un parler rude et des exigences parfois sévères. Max se levait très tôt le matin pour aller travailler avec eux, car il ne voulait pas les laisser seuls avec les kibboutznikim. Moi, je travaillais à la cuisine. Le Shabbat, nous avions droit au repos. Les jeunes ne venaient pas et nous nous sommes inquiétés. Ils avaient été expédiés à la cuisine pour laver la vaisselle et nous ne le savions pas. Ils pleuraient, mais il nous était interdit de les aider ou de les remplacer au bout de quelque temps. Malgré cela, nous avons organisé ces voyages pendant des années. Ce n’était pas agréable pour nos propres enfants qui restaient dans une colonie de vacances et qui se sentaient abandonnés.
En 1970, après le départ à la retraite du grand-rabbin Deutsch, Max a été nommé grand-rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Choisi par la communauté qui avait renoncé à l’espoir de faire de sa synagogue une « schoule à orgue », accepté par l’Etat français, il a été installé solennellement. La communauté n’a pas hésité : les membres avaient une grande confiance en lui, en particulier les anciens élèves devenus adultes et parents. De plus, les communautés polonaises et séfarades le respectaient. Chacune de ces communautés avait son rabbin. En revanche, le lien était rompu avec Kageneck qui avait son rabbin et son indépendance.

Max et Mireille (2)Max en chaire (2)

Finalement, après quarante ans de mariage, nous avons pu réaliser notre vieux rêve : nous installer en Israël, en 1987. Six de nos enfants y étaient. Ils avaient, D. merci, tous trouvé du travail, eux et leurs conjoints. La communauté nous a fêtés, avec le regret de voir Max la quitter. Je ne voudrais pas oublier de mentionner les réactions de nos amis, les membres de la communauté de Strasbourg, des juifs et des non-juifs, au moment du décès de Max en 2006. Nous avions quitté Strasbourg depuis presque vingt ans et je me suis aperçue qu’une foule immense a gardé le souvenir de Max, avec une réalité extraordinaire. Cela m’a fait énormément de bien. Merci de tout cœur !

Mireille et Max en 2000


Quelques réflexions, pour finir...
Que dire de notre vie de rabbin et de femme de rabbin ? Je crois que nous avons vécu 40 ans de bonheur. Nous avons non seulement donné aux autres, mais énormément reçu et beaucoup appris. Nous avions, aussi bien à Bischheim qu’à Strasbourg, appris à vivre et à apprécier tous les Juifs, même ceux qui n’avaient pas la même approche du judaïsme que nous. Cela nous avait, bien sûr, éloigné d’une certaine orthodoxie étroite et méprisante. Les Juifs de Strasbourg nous appréciaient tous, même si nous ne pouvions pas manger chez eux. Toutefois, les mariages se terminaient toujours par un repas cacher et nous y assistions. Nous avions appris à adapter notre langage. Je me suis vite aperçu que je ne pouvais pas, par exemple, enseigner les lois de la Pureté Familiale de la même façon à toutes les fiancées mais j’évitais, d’autre part, de fausser quoi que ce soit.
Je pense que si je ne m’étais pas investie moi-même dans la profession de mon mari, celui-ci n’aurait pas pu se donner entièrement à sa fonction. Il fallait pour cela une disponibilité de la journée entière : notre couple aurait été invivable. Le rabbinat est un métier passionnant. Il est bon que le rabbin et sa femme travaillent main dans la main, échangent leurs opinions et discutent avant que le rabbin ne prenne une décision qui risquerait d’être lourde de conséquences. Je m’étais investie entièrement dans mon rôle. Ce fut l’une des plus belles époques de mon existence. Aujourd’hui encore, je profite de cette expérience dans ma façon de vivre et dans mes prises de position. Ma vie à Strasbourg et ma vie de femme de rabbin m’ont ouvert la porte sur le monde et appris à écouter l’autre, avec respect, qu’il soit religieux, non religieux, non juif… Grâce au concordat nous avions beaucoup de relations avec les non juifs, l’évêque, le maire, le préfet, les enseignants, etc. Des amitiés s’étaient crées, amitiés qui durent encore, malgré la distance.
J’aimerais mettre quelque chose au point. En relisant ce texte, je m’aperçois que je ne parle que de mon bonheur à moi, en ce qui concerne la profession rabbinique. Nos enfants, et je comprends bien leur réflexion, étaient loin d’être aussi heureux. Nous n’avions plus assez de temps à leur consacrer, à les écouter, à les comprendre. Je leur en demande pardon. Peut-être ont-ils commencé à me pardonner, ils sont tellement gentils avec nous, l’ai-je mérité ? Je les remercie.
Il ne faut en aucun cas que j’oublie de parler d’un fait important de notre vie, nos rapports avec le monde non-juif, avec les chrétiens en particulier. L’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne puis la deuxième guerre mondiale ont ouvert la porte et légalisé le racisme et l’antisémitisme. Malgré cela, je n’ai pratiquement pas connu d’antisémitisme dans ma jeunesse à Strasbourg : papa travaillait dans l’administration où il n’a jamais caché son judaïsme et pu observer le Shabbat. Éliane et moi allions au lycée de Jeunes filles, sans écrire le Shabbat. Nos amies les plus proches étaient juives mais nous nous entendions très bien avec nos camarades chrétiennes. Pendant la guerre, à Provins et à Paris, nous continuâmes de la même façon, alors qu’en plus, pendant l’occupation allemande, nous portions l’étoile. Mes camarades me choyaient, alors que c’était la première fois qu’elles côtoyaient le judaïsme religieux. Mes professeurs me facilitaient la vie scolaire, aussi bien dans les trois lycées où j’avais étudié qu’à la Sorbonne. Après la guerre, quand nous sommes revenus en Alsace, nous avons vécu également aux côtés de la société chrétienne. Max a enseigné dans les écoles publiques où il a côtoyé les enseignants catholiques et protestants, avec d’excellents contacts. À cette époque, les femmes se sont émancipées (en tout honneur), ont commencé à avoir un métier et à jouer un rôle social, en volontariat. Il était indispensable que les femmes juives participent à ces rencontres. Le GLIF ne s’est pas contenté d’être communautaire, il a décidé de représenter les femmes juives dans les associations de la ville de Strasbourg où nous avions notre mot à dire. En même temps, les chrétiens ont compris qu’il était important, après tout ce qui s’était passé, que les deux religions monothéistes se rencontrent, travaillent et réfléchissent ensemble, comme deux frères, fils d’un même père. Nous organisâmes une rencontre mensuelle pour étudier un texte de la bible, chacun selon son interprétation, pour apprendre à écouter l’autre, ne jamais dire : « C’est moi qui ai raison ».  De ces rencontres naquirent des amitiés qui durent encore, même lorsque de grandes distances éloignent les uns des autres. Nous nous apprécions et nous aimons beaucoup. Malgré la séparation, nous nous écrivons et nous nous téléphonons.
Il faudrait maintenant que se joignent à nous les musulmans. Je pense que les rencontres, basées sur le respect de l’autre, le dialogue et l’écoute, pourraient être le fondement d’une avancée vers la paix. N’oublions pas : nous avons le même Père. Je suis persuadée que le système de la loi (biblique) orale peut être d’une aide importante : remettre la loi juive au goût du jour, c’est à dire à l’époque où nous vivons, en tenant compte à la fois de la Tora et de l’évolution de la société. Peut-être l’Islam pourrait-il réfléchir à une solution de ce genre : « la loi orale » (qui n’est plus orale aujourd’hui) doit, sans la rejeter, permettre à « la loi écrite » de s’adapter à notre temps. J’ai été très étonnée et heureuse de lire dans le Nouvel Observateur, un article qui essaie d’expliquer ce problème et de faire comprendre que ce serait la solution d’avenir à envisager : que des spécialistes de chaque monothéisme réfléchissent et, sans renier la loi de base, lui permette de vivre dans la société moderne grâce à une analyse intelligente et consciente. Nous respecter les uns les autres et faire respecter notre façon de vivre à chacun.

Je voudrais conclure en rapportant une parole de mon mari : « Quand une communauté choisit un rabbin, elle doit avant tout s’interroger sur sa femme ».