Ebauche d'une autobiographie...
Mireille Warschawski
(2006)
Deuxième partie (1945-2006):
Quelques réflexions, pour finir...
La rencontre avec Max
La
guerre finie, j’ai immédiatement repris contact avec Yeshouroun et
avec mes amies qui avaient survécu. À Strasbourg, les garçons et les
filles ne se réunissaient pas souvent. La première rencontre des
anciens de Yeshouroun eut lieu pendant les vacances d’hiver 1945, près
de Lyon, aux « Hirondelles », une maison de l’OSE (Oeuvre de Secours
aux Enfants) dirigée par Nathan Samuel et sa femme Hélène Neher, tous
deux de Strasbourg. Je connaissais cette dernière depuis mon enfance
grâce à la synagogue de Kageneck. C’est à ce moment-là, au camp, que
j’ai rencontré pour la première fois un strasbourgeois de Yeshouroun
que je ne connaissais pas, Max Warschawski. Notre amitié a commencé en
lavant de la vaisselle…
Max avait entrepris des études rabbiniques à Limoges, au
«petit
séminaire», pendant que ses parents et les autres enfants étaient
réfugiés près de Périgueux, comme beaucoup de Strasbourgeois. Le
responsable du Séminaire était le futur Grand Rabbin de Strasbourg,
Abraham Deutsch. Avant la fin de la guerre, Max alla rejoindre la
Résistance et il fut parmi ceux qui délivrèrent Castres. Bô Cohn, bien
que n’ayant pas un caractère de combattant, était avec eux. En 1945, le
Séminaire Israélite de France se réinstalla à Paris, rue
Vauquelin. Max s’y installa pour continuer et terminer ses études de
rabbin. C’était son rêve depuis sa jeunesse, beaucoup à cause de
l’admiration qu’il portait à son maître, le rabbin Deutsch. Le
grand-rabbin de Strasbourg qui avait été intronisé juste avant la
guerre et n’a jamais pu exercer sa fonction, n’était pas revenu de
déportation. Le rabbin Deutsch dirigea la communauté jusqu’à ce qu’on
apprenne avec certitude que le grand rabbin Hirschler ne reviendrait
plus, malheureusement. Alors seulement il fut installé grand rabbin de
Strasbourg et du Bas-Rhin.
Pendant ce temps, suivant les conseils de Bô, j’ai
accepté de
travailler aux « Hirondelles », quelques semaines pendant l’été 1946.
Monsieur et Madame Nathan Samuel étaient adorés par les enfants de la
maison, sans qu’ils ne négligent pour autant leurs propres enfants, ce
qui n’était pas spécialement aisé.
En septembre 1946, j’ai cessé mes études universitaires
et j’ai
travaillé deux ans à la maison de Versailles, jusqu’en août 48. Pendant
très peu de temps, ma directrice a été Nini, qui fut remplacée par
Monsieur et Madame Félix Goldschmidt. Comme les Samuel, les Goldschmidt
se sont investi dans la marche de la maison et le bonheur des enfants,
parmi lesquels il y avait Leiser (Elie) Wiesel qui n’était pas toujours
facile. Ils rêvaient de leur donner le sentiment d’avoir une famille.
Malheureusement, c’était aux dépens de leurs propres enfants.
Après avoir fait deux années d’études à Paris, le
directeur, le grand
Rabbin Lieber, attribua à Max une bourse pour faire une année d’études
dans une yeshiva. Il choisit Londres, et après un essai dans une
yeshiva qui ne lui convenait pas, il décida d’aller au Jewish College.
Le Jewish College avait ouvert ses portes quelques années plus tôt et
les études y étaient d’un très haut niveau. Le maître était Rav Kahana,
un ancien responsable d’une yeshiva de Lituanie jusqu’à la guerre. Sa
femme et ses enfants furent déportés ; il put, lui, arriver en
Angleterre où il fréquenta l’Université de Londres pour apprendre
l’Anglais. C’est grâce à lui que Max, qui était de loin le plus jeune
élève, put obtenir une Smi’ha, titre lui permettant de prendre des
décisions rabbiniques. Max est revenu en juillet d’Angleterre, muni du
diplôme de Rabbin très prestigieux, mais n’avait pas fait celui de
l’école rabbinique française. On lui fit des misères… et il le passa
donc, un an plus tard. C’était impossible autrement, d’abord pour
l’honneur de l’école et ensuite pour obtenir un poste d’État. Les
postes de rabbins des trois départements de l’Est étaient, grâce au
concordat, des postes d’Etat et avaient une place importante dans la
vie officielle. Lorsqu’il a commencé à travailler, il avait 23 ans.
Max et moi, nous nous étions fiancés en 1946 et avions
décidé de nous
marier dans les deux ans, dès qu’il aurait fini ses études et trouvé du
travail pour entretenir sa famille. Nous avons donc fixé le mariage au
mois de septembre 1948. Mes parents se sont entièrement occupés de la
préparation du mariage. En septembre, avant Rosh Hachana, nous nous
sommes donc mariés rue Cadet et ce fut le rabbin Munk qui procéda à la
cérémonie. Ma sœur Éliane était déjà mariée depuis un an avec Isy
Loinger dont elle eut trois fils. Mes parents ont préparé le mariage et
maman, avec l’aide d’une femme qu’elle connaissait, a fait toute la
cuisine.
Nous n’avions pas d’appartement puisque nous ne savions pas encore quel
serait notre lieu de travail. Comme chaque année, Max faisait les
offices de fêtes dans une communauté de l’Est de la France qui n’avait
pas de rabbin, ni souvent de chanteur. Après les fêtes, sachant que la
communauté de Strasbourg cherchait un rabbin, Max a posé sa
candidature. Le grand-rabbin Deutsch avait été nomme grand-rabbin de
Strasbourg et du Bas-Rhin. Max s’est présenté pour être son adjoint
comme rabbin de Strasbourg. Il n’y avait pas d’orgue… mais beaucoup de
membres de la communauté espéraient encore son retour. Quand Max s’est
présenté devant le vice-président de la communauté, un cousin de maman,
le bijoutier Arthur Blum, celui-ci lui a posé la question :
"Accepteriez-vous la réinstallation de l’orgue dans la grande synagogue
de Strasbourg ?". Max lui répondit : "Dans les mêmes conditions que le
grand-rabbin Deutsch, c’est-à-dire, mariages, 14 juillet – avant
l’entrée du Shabbat – et autres manifestations de ce genre." "Je vous
remercie pour votre franchise", répondit Arthur, "mais la place n’est
pas pour vous !"
Bischheim
Nous sommes
allés humblement nous installer à Bischheim, communauté
mère de Strasbourg avant la révolution, quand les Juifs n’avaient pas
encore le droit de s’installer dans les villes. Les Bishheimois étaient
des Juifs-alsaciens de longue date et avaient gardé une mentalité et
des traditions vieilles de plusieurs siècles. Nous logions dans une
vieille maison campagnarde dépourvue de tout confort, formée d’une
cuisine, de deux chambres et de deux autres petites « chambres » qui en
faisaient partie. Il n’y avait évidemment pas de salle de bain. Les WC
se trouvaient au fond de la cour. Un plaisir en hiver et pendant les
journées de pluie, surtout pour les enfants. Nous avions de la chance
d’avoir l’eau courante dans la cuisine.
Les quatre aînés
de nos enfants y sont nés. Tous les soirs et tous les
matins, il fallait les baigner en présence d’un personnage pittoresque,
archétype des Juifs de Bischheim, Armand Asch. Cet homme, un vieux
garçon, racontait à mon mari toute l’histoire de la communauté depuis
deux cents ans, comme si lui-même avait vécu cette période. Le dimanche
matin, Max et moi donnions des cours d’hébreu aux quelques jeunes qui
étaient venus un peu plus tôt assister au bain des bébés. Il ne
suffisait pas de donner à nos élèves un enseignement théorique. Nous
avions donc décidé d’inviter des jeunes à notre table, tous les
vendredis soirs, afin de leur permettre de vivre une soirée de Shabbat
qu’ils ne connaissaient pas chez eux. Je pense que cela avait des
conséquences positives. La plupart de ces élèves sont devenus quasiment
des membres de la famille. Nous avons conservé d’affectueuses relations
avec eux. Ce fut une vie très difficile, mais nous y avons appris
beaucoup sur la façon de conduire une communauté et comment développer
des contacts avec les membres. Nous avions appris aussi à parler le
langage qu’il fallait avec nos interlocuteurs, selon leur situation,
leurs problèmes et leurs options. À Strasbourg, nous avons étendu ces
relations, les échanges et les dialogues avec les non-juifs, dans des
cercles religieux ou laïcs, avec des responsables politiques et
municipaux, avec des enseignants. Max allait tous les jours à vélo à
Strasbourg pour donner ses cours aux lycées et diriger le Talmud Tora.
Il y avait un jardin d’enfants juif à Strasbourg et Max y amenait
Michel tous les jours, sur son vélo.
Quand
Évelyne, notre quatrième enfant, est née, nous n’avions pas de
place pour mettre un lit supplémentaire. Nous la couchâmes dans notre
chambre, à Max et à moi. Nous lui avons installé un petit lit, un
«youpala», et j’ai dit à Max que lorsqu’elle aurait besoin d’un vrai
petit lit, nous n’aurions pas la place pour l’installer. La communauté,
qui appréciait pourtant son rabbin, ne se sentait pas concernée par ces
problèmes. «Il y a des gens qui sont encore plus mal installés que vous
!» (Traduction en alsacien de « fer der rebbe echs güt genum ! » (Pour
le rabbin, c’est assez bon !)). Alors, même Max a décidé que ça
suffisait comme ça. Comme il était adoré par ses élèves, sa publicité
était faite auprès des parents, et il a obtenu le poste de Strasbourg,
les gens étant arrivés à juger que le rabbin était plus important que
l’orgue. Les juifs de Bischheim ne furent pas heureux de cette
décision, mais ils n’avaient jamais été scandalisés de la façon dont
nous vivions.
Parenthèse: nos enfants
L’aîné de nos enfants, Michel, est né dix mois après notre mariage. Un
an après est née l’aînée de mes filles, Judith. Au début tout s’est
bien passé, mais après quelques mois, quand Judith a voulu se servir
des mêmes jouets que son frère, Michel s’est précipité sur elle avec
des ciseaux. Heureusement, j’étais avec eux ! Mais la conclusion a été
parfaite : il avait extériorisé sa rage, ou sa jalousie. Il ne
recommencera plus. Au contraire, plus âgés, ils furent vraiment proches
l’un de l’autre. J’avais l’impression que Judith était très liée à ce
frère.
Michel était un enfant très intelligent, très sûr de lui, du moins
apparemment, et très dérangeant, aussi bien à l’école qu’à la maison.
Michel a fait un bac par correspondance en même temps que des études à
la Yeshiva. C’était en 1967. Il n’était pas encore israélien et ne
pouvait aller à l’armée. Il est allé travailler dans un kibboutz près
du Golan pour remplacer ceux qui étaient mobilisés. Il a passé son bac
à Strasbourg, puis il est reparti pour Jérusalem où il fit ses études :
philosophie, sciences politiques… et c’est à cette époque qu’il vira,
dans son comportement et ses pensées.
C’est aussi à cette époque que
naquit notre premier petit-fils Dror, fils de Michel et Françoise.
Après la séparation de ses parents (qui sont restés très amis), Dror
fut élevé à Paris par sa mère. Celle-ci se remaria et nous sommes
restés très liés. Quant à Dror, il fit de brillantes études de
Physique. Il a fait son service militaire aux États-Unis, service
français, dans sa spécialité. Il travaille actuellement à Paris.
Michel se remaria avec une avocate charmante, Léa. Ils eurent deux
enfants : Nissan (marié et père de deux enfants) et Talila (qui fait
des études de judaïsme). Michel travailla dans son métier de
journaliste et en politique, très exigeant envers lui-même, en nous
restant très attaché. Il voyage souvent en ce moment et écrit beaucoup,
articles et livres. A cause de lui, son père est l’objet de maintes
attaques, le plus souvent d’un très bas niveau, mais aussi à cause de
ses propres opinions.
Judith a quitté la France en 68, immédiatement après son bac et la
révolution de mai 68. Elle a fait des études d’assistante sociale. Elle
travaille toujours dans ce métier, mais un travail un peu spécial. Elle
épousa, très jeune, Jean Frankforter. L’argent ne manquait pas, mais
Jean et Judith n’arrivaient pas à s’entendre. Ils ont, malgré tout,
tenu le coup jusqu’à ce que leurs deux enfants, Maya, l’aînée, et Noam,
le deuxième, fussent assez mûrs. Jean s’est remarié et
Judith vit dans une jolie petite maison, seule, en face de Babette,
Daniel R. et Talia.
Maya, l’aînée de Jean et Judith, s’est mariée avec Doron Barachi et ils
ont trois enfants adorables : l’aîné, un garçon, s’appelle Or
(Lumière), la deuxième est une fille, Cha’har, et la plus petite
s’appelle Ziv. Ils sont très mignons et Or est déjà bien intégré dans
la famille, en particulier avec ses petits cousins. Nous sommes donc
devenus pour la première fois arrière-grands-parents, un deuxième jour
de Roch Hashana. Judith, la future grand-mère, a conduit sa fille en
voiture à Adassa et, après la naissance, elle est revenue à pied
jusqu’à la synagogue. Je la vois encore, rouge, mouillée de
transpiration et heureuse.
Judith est une merveilleuse grand-mère. Elle travaille toujours, a
beaucoup d’amis, et sa table du vendredi soir est toujours ouverte.
Elle est très active dans les mouvements de paix, au sein des « Fille
de Paix » (Bat Shalom) et surtout « Les femmes en noir », ces femmes
qui manifestent dans la dignité tous les vendredis, contre
l’occupation. J’ai toujours été agréablement stupéfaite et heureuse de
voir les femmes en noir ne pas daigner répondre aux injures de certains
passants, parmi lesquels de nombreux chauffeurs de taxis. Je me demande
souvent si nous n’avons pas eu tort de la faire partir immédiatement
après son bac. Nous étions un peu loin de la réalité : nous essayions
de construire notre étape suivante, l’alya. De ce fait, nous voulions
que nos enfants soient déjà impliqués dans la vie israélienne. Je pense
que Judith se sentait rejetée et abandonnée.
Un an après Judith, naquit notre troisième, Daniel-Barouh comme mon
grand-père paternel que je n’avais jamais connu (pas plus que ma
grand-mère dont je porte le nom). Daniel a fait sa terminale à l’école
orthodoxe et a réussi son bac. Après les résultats, il nous a dit, d’un
air innocent « Je voudrais faire des études de Droit. » Nous nous
sommes regardés, Max et moi, ne sachant que répondre. L’une des raisons
était que nous désirions qu’il fasse son Alya après ses études et le
Droit français est très différent du Droit israélien (mélange de droit
anglais, juif, etc.). Mais, du fait qu’il exprimait quelque chose qu’il
avait choisi de lui-même, nous avons accepté en nous disant qu’on
solutionnerait le problème à la fin de ses études. Après avoir eu sa
maîtrise, il est parti en Israël et, en un an, il a passé – et
parfaitement réussi – onze examens israéliens. Puis il a fait ses
différents stages et a épousé Aviva. Ils ont deux enfants : Yaniv est
étudiant en médecine, et Nathalie vient de terminer son service
militaire et voyage, comme tous les jeunes, avant de commencer ses
études.
Trois ans de mariage, trois enfants… Pour le quatrième, nous avons
attendu deux ans. Quel événement, c’était Évelyne-Esther. Pour chaque
accouchement, j’allais à l’hôpital juif, Adassa. Tous mes enfants, même
quand nous habitions Bischheim, sont nés à Strasbourg. Évelyne avait un
caractère fort et arrivait toujours à ses fins – en tout bien, tout
honneur ! Elle a fait son bac en étudiant à l’école Aquiba jusqu’au
bout. Elle est très gentille et aime les enfants. Elle a donc fait ses
études de jardinière d’enfants, puis d’enseignante du primaire. Depuis,
elle a mené sa vie avec beaucoup d’assurance et de succès, et ce n’a
pas toujours été facile.
Lorsqu’elle était encore à Strasbourg, elle y a épousé le frère du
futur grand-rabbin de France. Ce dernier, Joseph Sitruck, a travaillé
comme assistant de Max. Le mari d’Évelyne, Pierre Sitruck (Pierrot),
était venu à Strasbourg pour faire ses études universitaires. Ils
quittèrent Strasbourg pour Marseille, dont le grand-rabbin était alors
Joseph Sitruck. Ils attendirent 8 ans la naissance de leur premier
enfant, une fille, Nehama, née à Ticha be Av ; elle fait actuellement
de brillantes études. Puis naquit un fils, David et, quelques années
après, une fille, Noemie. La direction de l’école qu’Évelyne a crée se
termina mal pour elle, et elle a choisi d’être d’enseignante à l’école
juive de Marseille. Elle est restée une merveilleuse enseignante. Elle
dirige la bibliothèque juive de Marseille avec beaucoup d’enthousiasme
et réussit parfaitement. Il y a quelques années, elle a décidé de se
présenter aux élections de son quartier. Elle a été élue, mais son
parti n’ayant pas la majorité, elle ne dispose pas de beaucoup de
pouvoirs. Le moral reste bon.
En 1955 naquit Annie-Rebecca, comme ma grand-mère maternelle qui
m’avait beaucoup chouchoutée. Annie est née deux ans après Évelyne.
Nous habitions donc déjà Strasbourg, quai Kléber, et Michel entrait à
l’école. Annie est rentrée à la maison avec des abcès sur la tête. Elle
était petite et maigre et, dès sa sortie de l’hôpital, elle a été
soignée par le « célèbre » pédiatre Raymond Meyer. Ce médecin
connaissait parfaitement son métier, du point de vue médical nous
n’avions rien à lui reprocher, mais, malgré sa gentillesse, il avait un
caractère souvent difficile à supporter. Nous et les Meyer-Moog étions
encore parmi sa rare clientèle. On a toujours eu beaucoup de mal à
faire manger Annie, ce qui m’énervait et m’effrayait beaucoup. Elle
resta longtemps très petite et maigre, mais en excellente santé. Grâce
à Judith et Annie, j’ai gardé pendant longtemps l’angoisse des heures
du repas des enfants…
La scolarité se passa sans problème et Annie fit des études de
Pharmacie. Elle fit un de ses stages en Israël, ce qui lui facilita son
alya après la fin de ses études. Annie avait connu à Strasbourg un
jeune étudiant dentiste originaire d’une famille religieuse et
profondément alsacienne, Michel Rothé. Ils se marièrent à Strasbourg et
s’installèrent à Jérusalem. Annie avait - et a toujours - un poste de
pharmacienne à Adassa. Après quelques années de travail provisoire
dans sa profession, même en dehors de Jérusalem, Michel ouvrit son
cabinet personnel à Jérusalem. Ils ont quatre garçons, Eytan, Gadiel,
Yona et Eliel.
En 1958, après trois ans cette fois, j’accouchais pour la sixième fois.
Cette date n’était pas prévue, c’était la fin du 8e mois. Nous étions
en vacances dans les Vosges. Un Shabbat, je me réveille : je perdais
les eaux. Nous ne connaissions personne, et Max n’avait pas très envie
de prendre son auto, un Shabbat, pour me conduire à l’hôpital de
Strasbourg. On finit par trouver la sage-femme qui était vieille et
n’avait plus fait d’accouchement depuis des années. Cependant, elle
finit par accepter de m’accompagner en taxi. J’arrivais ainsi, en bon
état, à la clinique Adassa. Personne ne me vit dans l’auto. Le
chauffeur me déposa, la sage-femme ne sortit même pas pour
m’accompagner. Quand elle fut de retour, Max lui demanda si j’étais
bien arrivée et si j’avais bien voyagé, elle répondit : « votre femme a
mieux voyagé que moi ! ». Le docteur Bader arriva immédiatement et mit
au monde… une fille, qui n’avait pas le poids normal. On l’envoya en
puériculture à l’Hôpital Civil : on nous la rendrait quand elle aurait
atteint trois kilos. Tous les jours, son papa lui apportait le lait que
je pompais, plusieurs fois par jour. Quand notre pédiatre revint de
vacances, il alla voir Ne’hama Elisabeth (dite Babette) et réussit à
énerver si bien le personnel de l’hôpital, que nous récupérâmes notre
fille plus tôt que prévu, bien qu’elle n’ait pas encore atteint les
trois kilos ! Notre pédiatre venait trop souvent et sa présence les
gênait beaucoup : « Vous n’avez pas besoin de nous, votre bébé est en
de bonnes mains ! » Babette est devenue le plus gros de nos bébés…
Babette était une bonne élève de l’école Aquiba. Elle est entrée dans
cette école secondaire après le Gan Chalom et y est restée jusqu’au
bac. Elle se fit d’excellentes amies, mais, comme ses frères et sœurs,
ne s’attacha pas à l’école. Elle s’inscrivit en fac, fit des études
d’histoire et s’intéressa à l’archéologie en particulier. Elle passait
ses vacances en Israël et travaillait alors sur des chantiers
archéologiques menés par des archéologues français. Quand elle termina
ses études universitaires, le travail l’attendait au CNRS, à Jérusalem.
Elle y rejoignit sa très bonne amie, Lisou Baer, qui s’occupe du
secrétariat. Elle y trouva son américain, Daniel Rohrlich, très
religieux et très cultivé, un spécialiste de physique quantique. Sa
famille était restée en Amérique, mais lui habitait en Israël. Nous
avons été très heureux de cette solution.
Nous revînmes aux intervalles de deux ans et, en 1960, naquit notre
dernier : Joël Pierre. D’après ses frères et sœurs, il aurait été un
enfant gâté. Il avait – et il a toujours - 11 ans de moins que son
frère aîné. Il me faut, à ce propos, évoquer une réflexion de Michel.
L’une de ses camarades de classe était devenue grande sœur, également
après onze ans. Michel trouva cela drôle et me le raconta en riant. Je
lui fis alors la remarque que c’était également le cas chez nous, il
avait onze ans de plus que son petit frère. Il me regarda comme si
j’avais dit une idiotie et me répondit : « Oui, mais chez nous c’est
plein, entre ! »
Joël
fréquenta le Gan Chalom puis l’école Aquiba, tout comme ses frères et
sœurs. Il a été d’accord avec nous pour faire ses trois dernières
années du secondaire à la Yeshiva de Montreux, sous la direction de la
famille Botchko. Le rav Botchko, le maître de Joël, succédait à son
père, le fondateur de la Yeshiva. C’était une Yeshiva très ouverte,
n’acceptant pas uniquement les super orthodoxes, et permettait aux
élèves de préparer le bac. C’est ce que fit Joël qui a très bien
réussi. Quand il eut terminé son secondaire, il demanda à partir pour
Israël. Il voulait y faire ses études, comme (futur) ingénieur. C’était
un peu le même système qu’à Montreux. Il travaillait sérieusement, sans
s’exciter et ne faisait pas de politique. Au bout de trois ans, il
passa ses examens et fut reçu comme ingénieur en électro-optique. Il
fit, de plus, des examens pour avoir le droit d’enseigner. Cela aussi
lui fut utile, surtout qu’entre-temps il avait trouvé une jeune fille
qu’il épousa avant d’avoir achevé ses études.
Bijou Hakoun, de son vrai nom Brigitte, venait d’Anvers où son
père travaillait dans les diamants, comme la plupart des juifs de la
ville. Bijou faisait ses études à Jérusalem. C’est là qu’ils se
marièrent et bâtirent leur foyer. Les parents de Bijou mirent un
appartement à leur disposition ce qui facilita leur installation. Joël
eut quelques difficultés à trouver un travail car il n’avait pas encore
fait son service militaire. On n’aimait pas engager quelqu’un qui
allait abandonner son travail dans un temps trop proche. Tout s’est
bien passé. Ils ont eu trois garçons, puis une fille, Noah. Quant à
Joël, après plusieurs travaux intéressants, il a quitté sa spécialité,
l’électro-optique, pour s’occuper de finances (de qui est-il le fils
???). Il a ramené la banque Rothschild en Israël. Il travaille toujours
dans ce domaine… et il a l’air content.
Mes
parents ont pu assister à la naissance de tous nos enfants. Après la
retraite de papa, ils ont quitté Paris et sont venus s’installer à
Strasbourg, à cinq minutes de chez nous, et sont revenus dans leur
synagogue de la rue Kageneck. Ils ont encore vécu quelque temps. Papa
est mort à près de 80 ans et maman, à près de 90 ans. Elle a vécu ses
derniers mois à Elisa, une maison de retraite. Plusieurs années durant,
mes parents habitaient chez nous, quai Kléber. C’est là que papa est
mort, chez nous, dans notre chambre à coucher qui était devenu celle de
mes parents. C’est assez intéressant de constater le changement, de ma
mère en particulier. Tout à coup, elle qui ne pouvait rester sans rien
faire s’est arrêtée de travailler, et elle est devenue tout à fait
dépendante. Quand nous partions voir nos enfants en Israël, je
demandais toujours à quelqu’un de la famille de rester avec papa et
maman. Je m’aperçois qu’à mon âge je commence à ressembler à ma mère.
Mais j’ai la chance d’avoir des enfants magnifiques tout près de moi.
La Communauté de Strasbourg
En 1953,
nous avons trouvé au centre de la ville de Strasbourg, quai
Kléber, en face du canal, un appartement classé dans une vieille maison
bourgeoise. Il y avait 7 chambres et une salle de bains, mais lorsque
nos sept enfants furent devenus plus grands, nous avons transformé un
débarras en 8e chambre pour notre fils aîné, Michel. Au début, nous
nous sommes chauffés au charbon, et ce n’est qu’après de nombreuses
années qu’on nous a installé le chauffage central. Les pièces qui
donnaient sur le quai étaient splendides et nous sommes arrivés à bien
les meubler. Il faut dire que mon oncle Lucien (Franck) était
antiquaire et, quand il trouvait des meubles qui nous convenaient, il
nous conseillait de les acheter. (Armand-Armele Asch faisait de même).
Au bout de quelques années, Max institua la « Bat-Mitzva » (le pendant féminin de la "Bar Mitzva",
la communion religieuse autrefois réservée aux hommes, véritable révolution féministe) et m’a
chargée de la préparation de groupes qui réunissaient des jeunes filles
de toutes tendances religieuses. Elles allaient célébrer leur majorité
religieuse ensemble. Cette expérience a parfaitement réussi. Les
familles préparaient la fête de leurs filles avec joie, sans le moindre
problème. Nous avons rencontré dernièrement, un groupe qui fêtait ses
cinquante ans. Ces anciennes élèves avaient évolué dans toutes les
directions possibles : les retrouvailles entre elles et nous se sont
passées dans l’amitié et la joie. Nous préparions deux groupes de Banot
Mitzva chaque année. En plus d’un cours de textes avec l’un des
professeurs du Talmud Tora, quelques jeunes filles se réunissaient dans
notre salon, chaque Shabbat. De façon informelle, je les initiais au
sens du judaïsme, à sa signification sociale et religieuse. Le tout se
terminait par un week-end du groupe en dehors de la ville, pour
comprendre le vécu du Shabbat. Après un examen devant le rabbin, on
fixait la date du Shabbat Bat Mitzva… et les jeunes filles et les
familles se réunissaient après la prière du vendredi soir, pour le
repas shabbatique. Le lendemain, les pères étaient appelés à la Tora et
Max, dans son sermon, s’adressait aux Banot Mitzva. Toutes ces
occupations étaient pour moi la base d’un énorme enrichissement
intellectuel.
Je préparais aussi les fiancées au mariage. Ces candidates venaient de
tous les milieux juifs imaginables. À mesure que passaient les années
et que changeait le mode de vie, je m’apercevais qu’elles en savaient
souvent plus que moi sur la vie sexuelle. J’essayais d’éviter de
devenir ridicule à leurs yeux. Finalement, ce fut une chance pour moi
de commencer une carrière de femme de rabbin dans l’enseignement : ce
n’avait pas été le cas de celles qui m’avaient précédée. Il y a
cinquante ans, le travail de la femme de rabbin était surtout social :
visites dans les familles démunies pour leur apporter une aide morale
et matérielle ; visites des malades dans les hôpitaux ; visites chez
les vieillard qui, ne pouvant sortir de chez eux, avaient besoin d’une
présence amicale pour ne pas se sentir abandonnés dans l’antichambre de
la mort. Entourée de volontaires qui me secondaient beaucoup et
facilitaient ma tâche, j’ai pu continuer ces activités tout en me
penchant sur d’autres problèmes. Bien évidemment, en tant que femme de
rabbin, j’étais responsable des femmes de la Hevra kadisha, qui
s’occupaient des « teharot », toilette des morts. Cette ‘hevra était
unique, aussi bien pour les religieux que pour les assimilés. Les
toilettes étaient faites par des femmes de tous les courants et il
régnait une extraordinaire ambiance d’amitié. À une certaine époque,
des familles, devenues ultra-religieuses, avaient exigé que la tahara
des membres de leur famille soit faite uniquement par des femmes
religieuses. Je m’y étais opposée de toutes mes forces. Ils furent
obligés d’accepter ma décision. Après quelques années, mourut une femme
religieuse dont le fils était devenu un super-orthodoxe. Il me demanda
de sélectionner les femmes qui méritaient de faire la tahara. Après
plusieurs refus, il m’envoya un rabbin possédant toutes les qualités
morales et religieuses. J’ai refusé en lui expliquant que je n’avais
aucune possibilité de peser la valeur d’autres êtres humains. « Je ne
sais pas qui D. choisira pour le monde futur. Nous aurons peut-être, un
jour, d’importantes surprises ! » Et, tout à coup, D. qui est grand,
m’inspira. « J’ai une idée, ai-je dit. Je ne sais mesurer la valeur des
individus, je ne l’ai pas appris et je n’ai aucun appareil de mesure.
Vous, vous avez l’air de vous y connaître. Je suppose que c’est un
petit appareil, une « mesurette », qui vous le permet. Soyez gentil,
prêtez-le moi et je saurai qui choisir. D’autre part, confirmez-moi que
vous assumez la responsabilité d’empêcher des Juifs d’accomplir une
bonne action (Mitzva). » Conclusion : j’ai gagné !
Le rôle
de la femme dans la société moderne se modifiait et la
communauté juive ne pouvait échapper à cette mutation, aussi bien en
son sein que dans la vie de la cité. La communauté de Strasbourg
comportait une quinzaine de groupements féminins dont le but était
d’aider à résoudre les problèmes sociaux, aussi bien dans notre région
que dans la société israélienne. Après la guerre des six jours, je me
suis aperçue que toutes ces associations étaient concernées, dans
certaines circonstances, par les mêmes problèmes. Il me semblait
stupide de les voir travailler, chacune dans son coin. Nous avons donc
fondé un groupe qui réunissait les responsables de tous les mouvements
féminins, dont le but serait de coordonner les problèmes communs. C’est
ainsi que naquit le GLIF (Groupement de Liaison Juif Féminin). Les
responsables se réunissaient une fois par mois et essayaient de trouver
des solutions aux nouvelles questions… et aux appels à l’aide
habituels. C’était l’époque où, pour la première fois, les femmes
avaient demandé à participer en tant qu’élues, à la bonne marche de la
communauté, à être membres de la « commission administrative ». Ce fut
une lutte difficile et la victoire a été lente et progressive. Nous
avons été l’une des premières communautés juives de France à y parvenir
avec l’autorisation hala’hique (juridique) du rabbin (mon mari).
Parallèlement, nous nous sommes rendues compte que les femmes de la
ville de Strasbourg avaient entrepris une lutte pour une présence plus
importante au sein des administrations locales, départementales et
nationales. Elles avaient fondé une association, le CDOF, et nous
avions décidé que le GLIF y serait représenté. Comme j’en étais la
présidente, j’en fus aussi la déléguée. C’est ainsi que la femme du
rabbin, puis du grand-rabbin de Strasbourg dépassa le cadre purement
communautaire pour travailler également dans la cité.
Comme nous n’avions pas encore pu faire notre alya, nous avions désiré
développer des relations avec le pays, surtout après notre long voyage
en 1964. En 1965, Max prit la décision de partir chaque année, pendant
les vacances d’été, avec ses élèves des lycées, filles et garçons, des
classes de seconde, première et terminale. Le voyage durait un mois,
dont une dizaine de jours au kibboutz Ein Hanatsiv qui était jumelé
avec la communauté de Strasbourg. La plupart des membres de ce kibboutz
religieux sont d’origine française, une partie même originaire
d’Alsace. Les jeunes étaient acceptés comme travailleurs, en
particulier à la cueillette des olives. Ce n’était pas toujours facile
pour eux car ils étaient traités, non comme des amis, mais comme des
employés du kibboutz, avec un parler rude et des exigences parfois
sévères. Max se levait très tôt le matin pour aller travailler avec
eux, car il ne voulait pas les laisser seuls avec les kibboutznikim.
Moi, je travaillais à la cuisine. Le Shabbat, nous avions droit au
repos. Les jeunes ne venaient pas et nous nous sommes inquiétés. Ils
avaient été expédiés à la cuisine pour laver la vaisselle et nous ne le
savions pas. Ils pleuraient, mais il nous était interdit de les aider
ou de les remplacer au bout de quelque temps. Malgré cela, nous avons
organisé ces voyages pendant des années. Ce n’était pas agréable pour
nos propres enfants qui restaient dans une colonie de vacances et qui
se sentaient abandonnés.
En 1970, après le départ à la retraite du grand-rabbin Deutsch, Max a
été nommé grand-rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Choisi par la
communauté qui avait renoncé à l’espoir de faire de sa synagogue une «
schoule à orgue », accepté par l’Etat français, il a été installé
solennellement. La communauté n’a pas hésité : les membres avaient une
grande confiance en lui, en particulier les anciens élèves devenus
adultes et parents. De plus, les communautés polonaises et séfarades le
respectaient. Chacune de ces communautés avait son rabbin. En revanche,
le lien était rompu avec Kageneck qui avait son rabbin et son
indépendance.
Finalement, après quarante ans de mariage, nous avons pu réaliser notre vieux rêve : nous installer en Israël, en 1987. Six de nos enfants y étaient. Ils avaient, D. merci, tous trouvé du travail, eux et leurs conjoints. La communauté nous a fêtés, avec le regret de voir Max la quitter. Je ne voudrais pas oublier de mentionner les réactions de nos amis, les membres de la communauté de Strasbourg, des juifs et des non-juifs, au moment du décès de Max en 2006. Nous avions quitté Strasbourg depuis presque vingt ans et je me suis aperçue qu’une foule immense a gardé le souvenir de Max, avec une réalité extraordinaire. Cela m’a fait énormément de bien. Merci de tout cœur !
Quelques réflexions, pour finir...
Que dire de notre vie de rabbin et de femme de rabbin ? Je crois que
nous avons vécu 40 ans de bonheur. Nous avons non seulement donné aux
autres, mais énormément reçu et beaucoup appris. Nous avions, aussi
bien à Bischheim qu’à Strasbourg, appris à vivre et à apprécier tous
les Juifs, même ceux qui n’avaient pas la même approche du judaïsme que
nous. Cela nous avait, bien sûr, éloigné d’une certaine orthodoxie
étroite et méprisante. Les Juifs de Strasbourg nous appréciaient tous,
même si nous ne pouvions pas manger chez eux. Toutefois, les mariages
se terminaient toujours par un repas cacher et nous y assistions. Nous
avions appris à adapter notre langage. Je me suis vite aperçu que je ne
pouvais pas, par exemple, enseigner les lois de la Pureté Familiale de
la même façon à toutes les fiancées mais j’évitais, d’autre part, de
fausser quoi que ce soit.
Je pense que si je ne m’étais pas investie moi-même dans la profession
de mon mari, celui-ci n’aurait pas pu se donner entièrement à sa
fonction. Il fallait pour cela une disponibilité de la journée entière
: notre couple aurait été invivable. Le rabbinat est un métier
passionnant. Il est bon que le rabbin et sa femme travaillent main dans
la main, échangent leurs opinions et discutent avant que le rabbin ne
prenne une décision qui risquerait d’être lourde de conséquences. Je
m’étais investie entièrement dans mon rôle. Ce fut l’une des plus
belles époques de mon existence. Aujourd’hui encore, je profite de
cette expérience dans ma façon de vivre et dans mes prises de position.
Ma vie à Strasbourg et ma vie de femme de rabbin m’ont ouvert la porte
sur le monde et appris à écouter l’autre, avec respect, qu’il soit
religieux, non religieux, non juif… Grâce au concordat nous avions
beaucoup de relations avec les non juifs, l’évêque, le maire, le
préfet, les enseignants, etc. Des amitiés s’étaient crées, amitiés qui
durent encore, malgré la distance.
J’aimerais mettre quelque chose au point. En relisant ce texte, je
m’aperçois que je ne parle que de mon bonheur à moi, en ce qui concerne
la profession rabbinique. Nos enfants, et je comprends bien leur
réflexion, étaient loin d’être aussi heureux. Nous n’avions plus assez
de temps à leur consacrer, à les écouter, à les comprendre. Je leur en
demande pardon. Peut-être ont-ils commencé à me pardonner, ils sont
tellement gentils avec nous, l’ai-je mérité ? Je les remercie.
Il ne faut en aucun cas que j’oublie de parler d’un fait important de
notre vie, nos rapports avec le monde non-juif, avec les chrétiens en
particulier. L’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne puis la
deuxième guerre mondiale ont ouvert la porte et légalisé le racisme et
l’antisémitisme. Malgré cela, je n’ai pratiquement pas connu
d’antisémitisme dans ma jeunesse à Strasbourg : papa travaillait dans
l’administration où il n’a jamais caché son judaïsme et pu observer le
Shabbat. Éliane et moi allions au lycée de Jeunes filles, sans écrire
le Shabbat. Nos amies les plus proches étaient juives mais nous nous
entendions très bien avec nos camarades chrétiennes. Pendant la guerre,
à Provins et à Paris, nous continuâmes de la même façon, alors qu’en
plus, pendant l’occupation allemande, nous portions l’étoile. Mes
camarades me choyaient, alors que c’était la première fois qu’elles
côtoyaient le judaïsme religieux. Mes professeurs me facilitaient la
vie scolaire, aussi bien dans les trois lycées où j’avais étudié qu’à
la Sorbonne. Après la guerre, quand nous sommes revenus en Alsace, nous
avons vécu également aux côtés de la société chrétienne. Max a enseigné
dans les écoles publiques où il a côtoyé les enseignants catholiques et
protestants, avec d’excellents contacts. À cette époque, les femmes se
sont émancipées (en tout honneur), ont commencé à avoir un métier et à
jouer un rôle social, en volontariat. Il était indispensable que les
femmes juives participent à ces rencontres. Le GLIF ne s’est pas
contenté d’être communautaire, il a décidé de représenter les femmes
juives dans les associations de la ville de Strasbourg où nous avions
notre mot à dire. En même temps, les chrétiens ont compris qu’il était
important, après tout ce qui s’était passé, que les deux religions
monothéistes se rencontrent, travaillent et réfléchissent ensemble,
comme deux frères, fils d’un même père. Nous organisâmes une rencontre
mensuelle pour étudier un texte de la bible, chacun selon son
interprétation, pour apprendre à écouter l’autre, ne jamais dire : «
C’est moi qui ai raison ». De ces rencontres naquirent des
amitiés qui durent encore, même lorsque de grandes distances éloignent
les uns des autres. Nous nous apprécions et nous aimons beaucoup.
Malgré la séparation, nous nous écrivons et nous nous téléphonons.
Il faudrait maintenant que se joignent à nous les musulmans. Je pense
que les rencontres, basées sur le respect de l’autre, le dialogue et
l’écoute, pourraient être le fondement d’une avancée vers la paix.
N’oublions pas : nous avons le même Père. Je suis persuadée que le
système de la loi (biblique) orale peut être d’une aide importante :
remettre la loi juive au goût du jour, c’est à dire à l’époque où nous
vivons, en tenant compte à la fois de la Tora et de l’évolution de la
société. Peut-être l’Islam pourrait-il réfléchir à une solution de ce
genre : « la loi orale » (qui n’est plus orale aujourd’hui) doit, sans
la rejeter, permettre à « la loi écrite » de s’adapter à notre temps.
J’ai été très étonnée et heureuse de lire dans le Nouvel Observateur,
un article qui essaie d’expliquer ce problème et de faire comprendre
que ce serait la solution d’avenir à envisager : que des spécialistes
de chaque monothéisme réfléchissent et, sans renier la loi de base, lui
permette de vivre dans la société moderne grâce à une analyse
intelligente et consciente. Nous respecter les uns les autres et faire
respecter notre façon de vivre à chacun.
Je voudrais conclure en rapportant une parole de mon mari : « Quand une
communauté choisit un rabbin, elle doit avant tout s’interroger sur sa
femme ».