Ebauche d'une autobiographie...

Mireille Warschawski
(2006)


Première partie (1924-1945):

Entre deux guerres...

La guerre commence

Notre vie à Paris sous l'occupation allemande



Entre deux guerres...
Je suis née 6 ans après la fin de la « grande guerre » (14-18). J’ai mis longtemps à m’apercevoir qu’à quelques années près j’aurais pu naître Allemande, comme mes parents. J’ai eu la chance de naître à une époque où le monde commençait à s’ouvrir largement aux familles des couches moyennes. Nous étions à une époque de mobilité sociale. J’ai aussi eu la chance de vivre dans différents milieux juifs, qui se disaient tous religieux, mais qui étaient plus ou moins fermés (ou ouverts) à ceux qui ne pensaient pas comme eux.
Mes parents sont nés dans deux villages d’Alsace, à quelques kilomètres l’un de l’autre. Papa est né à Osthouse, communauté mère de celle où est née maman: Erstein. Ils étaient tous les deux descendants de familles juives établies en Alsace depuis 1700, au moins. Une seule autre famille juive habitait encore Osthouse à l’époque de ma naissance.
Je n’ai pas connu mes grands-parents paternels. À cette époque, il était assez rare qu’un enfant ait la chance de connaître ses deux grands-pères et ses deux grands-mères. Papa avait un frère, l’oncle Adolphe, et une sœur, tante Louise, tous les deux plus âgés que lui. Il était l’enfant choyé de la maison et, en même temps, «l’intellectuel» de la famille, même s’il n’a pas eu la chance de pouvoir faire des études. Il était un véritable autodidacte.
J’ai bien connu mes grands parents maternels. Ils habitaient Erstein, communauté récente, et venaient, l’un de Uttenheim, non loin d’Erstein, l’autre de Niederrœdern, plus au nord de l’Alsace. Mon grand-père s’appelait Blum et ma grand-mère était une Kauffmann, la famille juive la plus importante de Niederrœdern. Ils ont eu sept enfants: quatre filles (dont l’aînée, Coralie, a été déportée), un garçon, puis encore deux filles. Maman (Hélène) était la seconde, suivie par tante Juliette, tante Jeanne, oncle Charles, tante Rose (nous l’appelions Roro) et tante Marthe. Mon grand-père était marchand de grains, l'un des métiers juifs, comme marchand de bestiaux. Après sa mort, l’oncle Charles prit la succession. Il était le personnage principal pour les trois plus jeunes sœurs non mariées (tante Roro s’est mariée après la guerre).
Les juifs de la région d’Erstein étaient traditionalistes, selon la tradition de la campagne alsacienne, et d’une ignorance remarquable. Les femmes ne se couvraient pas la tête, les hommes, sauf exception, se couvraient la tête uniquement pour faire leurs prières. Je me souviens qu’ils cherchaient leur casquette avant de se mettre à table, l’ôtaient quand ils s’étaient lavé les mains et avaient dit la prière au début du repas, et la remettaient à la fin.La maison familiale à Erstein
Quand mes parents se sont mariés, ils sont restés quelques années à Erstein, où je suis née. Mon père était fonctionnaire des «Chemins de fer d’Alsace et de Lorraine», depuis son retour de la guerre. Il avait été envoyé sur le front russe et non sur le front français, car l’armée allemande se méfiait des Alsaciens que l’on soupçonnait trop attachés à la France. Dès le premier jour, il a été blessé et a fini la guerre à l’hôpital militaire de Leipzig. Quand l’Alsace est redevenue française, il savait parfaitement le Français, un Français précieux qu’il avait appris dans «le Temps», le quotidien des intellectuels. Je me rappelle avec effroi des rédactions dont il corrigeait le style et qui n’avaient alors plus rien de spontané. Il adorait l’histoire… et regrettait de ne pas être devenu journaliste. Pendant la guerre, à Paris, avant mes examens de baccalauréat, il se promenait avec moi le Shabbat après-midi, pour me faire réciter mes leçons d’histoire, j’en frémis encore maintenant! J’étais d’ailleurs la seule des enfants qui avait droit à ces leçons et, bien plus tard, ma sœur souffrait encore de ne pas avoir été suivie de la même façon. Il a même commencé à apprendre le latin lorsque j’étais en 6e, mais il n’a pas tenu le coup longtemps. En même temps, ma mère a commencé à étudier l’Anglais, comme moi en 6e. Mon père savait encore parler le Yiddich Daïtch, car je suppose que ses parents le parlaient. Ma mère ne le savait plus, car seul son père le parlait encore, mais pas sa mère. Entre eux mes parents parlaient l’Alsacien, et le Français avec les enfants. Je n’entendais mon père parler le Yiddich Daïtch qu’avec sa sœur (qui le gâtait), tante Louise de Metz.
Mes parents ont pris la décision de quitter Erstein un peu avant la naissance de ma sœur Éliane (née en 1927). J’avais trois ans. Nous avons alors habité dans un petit appartement (sans salle de bain) à Strasbourg, rue du Faubourg de Saverne, à quelques minutes du bureau de papa. Papa était fonctionnaire de ce qui deviendrait quelques années plus tard, après sa nationalisation, la SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer). Le choix de la synagogue fut un événement important qui a influencé toute notre vie. La grande « Schoule » (synagogue en Alsacien) de Strasbourg était une vraie «Schoule à orgue». Était-ce la raison pour laquelle mon père se refusait de la fréquenter ? Je ne le sais pas. Quoi qu’il en soit, Papa allait tous les Shabbat (samedi) à la prière qui avait lieu à l’oratoire de l'hôpital Adassa. C’est là qu’il a rencontré Berthold (Bobi Cohn), membre de la commission administrative de la communauté Etz’haim, qu’on appelait aussi «rue Kageneck», du nom de la rue où elle se trouvait. C’était ce qu’on appelait «une Schoule orthodoxe», régie selon le principe du Rav Samson Raphaël Hirsch de Frankfort qui, à une époque où les Juifs s’urbanisaient de plus en plus et où la modernité les éloignait de la religion, avait fait une synthèse entre modernité et strict respect de la loi juive. Monsieur Cohn priait le vendredi soir à Adassa, c’était plus près de sa maison. C’était un homme très cultivé, d’éducation allemande, professeur d’astronomie à la Faculté de Strasbourg, très religieux, père de quatre enfants (deux filles et deux garçons). Il a parlé de Kageneck à Papa, qui a accepté de fréquenter cette Schoule, dont il s’est rapidement épris et en est devenu membre. Il y a suivi des cours, y compris de Talmud, et a fini par être élu membre de l’administration. Quant à maman, elle a accepté de se couvrir les cheveux en mettant une perruque, ce qui était une vraie révolution dans la famille.
Schoule à OrgueSynagogue de la rue Kageneck

A gauche: la "Schoule à Orgue"; A droite: la synagogue de la rue Kageneck

Éliane et moi fréquentions le lycée de Jeunes Filles, sans écrire le samedi bien sûr. Nous avions, grâce au concordat, des leçons de religion chaque semaine. Notre maître était le grand-rabbin Deutsch, rabbin de Bischheim, place dont Max héritera après la guerre. En 1938, naquit notre petit frère, Joë. J’avais quatorze ans et Éliane, onze. Nous faisions également partie d’un mouvement de jeunes religieux, Yeshouroun. Il était impensable pour mes parents que nous fréquentions les Éclaireurs Israélites. Yeshouroun faisait partie du mouvement juif-orthodoxe Agoudath Israël, pour passer ensuite aux Poalei Agoudath Israël, plus sionistes. Notre chef était Bô Cohn, le fils du professeur Cohn dont j’ai parlé plus haut. Quelques mois avant la naissante de Joë, nous avons déménagé dans un appartement plus bourgeois, 17 avenue des Vosges et, pour la première fois, nous avions une salle de bains. Jusque là, on faisait sa toilette journalière dans la cuisine et on prenait un bain chaque semaine dans un bain public.
L’éducation religieuse reçue à Kageneck était très stricte. Nous avions des cours tous les jeudis et tous les dimanches. Même les filles apprenaient pas mal de choses. Surtout, nous avions appris à mépriser tous les juifs qui n’étaient pas orthodoxes. Il a fallu attendre la guerre pour commencer à ne plus vivre repliés sur nous-mêmes. Nous fréquentions les écoles officielles où nous côtoyions, non seulement des juifs non-orthodoxes, mais également de nombreux non juifs, qu’ils soient nos enseignants ou nos camarades d’études. Je voudrais ajouter que je n’ai jamais eu à me plaindre d’anti-judaïsme. Il ne faut pas oublier qu’en Alsace, les Juifs et les non Juifs étaient très proches les uns des autres, surtout dans les campagnes où, depuis des générations, ils vivaient côte à côte; le judaïsme alsacien était, jusqu’à la révolution, un judaïsme campagnard. A l'époque, les non juifs d’Alsace connaissaient la façon juive de vivre, bien mieux que beaucoup d’Israéliens aujourd'hui.

Carte de l'Alsace

Alsace: (1) Osthouse; Erstein et Uttenheim ; (2) Niederrœdern ; (3) Strasbourg et Bischheim ; (4) Lutzelhouse

La guerre commence
Septembre 1939: la guerre avec l’Allemagne hitlérienne commence. Beaucoup de jeunes gens en début d’études sont mobilisés. Les villes sur la frontière du Rhin sont évacuées, dont évidemment, Strasbourg. Nous avons quitté la ville quelques jours avant l’évacuation totale. La ville est devenue vide, mais les appartements sont restés meublés, chacun emportant le strict nécessaire. On emmena les Strasbourgeois à Limoges et à Périgueux et ses environs. Certains choisirent l’endroit où ils voulaient aller. Papa sera évacué avec son bureau et, en attendant que nous sachions où ils seront installés, maman ira avec les trois enfants à Lutzlhouse, petit village des Vosges. Les tantes d'Erstein sont venues nous rejoindre. Éliane et Mathilde, la petite Allemande que nous avions prise chez nous, sont allées à l’école des sœurs du village. Je devais entrer en seconde, mais, comme il n’y avait pas de seconde là où nous nous trouvions, j’ai perdu un trimestre.
Papa a été prévenu que tout son bureau, lui et ses collègues, juifs et non-juifs, seraient installés à Hermé, petit village de Seine-et-Marne. Quand il a eu l’assurance d’y rester, il nous a demandé de le rejoindre. Il avait, au village, une chambre dans une famille bien française qui l’a accueilli avec beaucoup de gentillesse et à qui il a appris ce qu’est être Juif, et Juif pratiquant. Maman a trouvé un appartement à Provins, place Charles Lenient, et s’y est installée avec les trois enfants. Provins, chef-lieu de Seine-et-Marne, se trouve à quelques kilomètres de Hermé, et papa pouvait donc rentrer tous les soirs à la maison, sauf le vendredi soir. Il faisait même parfois le chemin à pied, à travers la forêt de la Brie, en compagnie d’un collègue juif de Strasbourg, Monsieur Jandel. Après l’invasion de la Belgique par les Allemands, en mai 1940, une véritable hystérie s’empara des Français. Ils voyaient partout des espions de la « cinquième colonne ». Un jour, papa et Monsieur Jandel ont été arrêtés sous prétexte que ces deux Alsaciens traversaient à pied la forêt afin de donner des renseignements à des Allemands probablement infiltrés. Pendant une semaine, on les garda en prison. Ils ont été libérés d’une façon aussi illogique qu’ils avaient été arrêtés. Aucune intervention en leur faveur n’avait eu lieu, pas même de la part de leur chef, juif, de la SNCF à Paris.
Pourquoi nous sommes-nous installés à Provins ? Parce qu’il y avait deux établissements d’enseignement secondaire, un pour filles, un autre pour garçons. J’ai commencé le second trimestre, mais il n’y avait pas de cours de grec, et je faisais partie de ceux qui étudiaient le latin, puis le grec à partir de la 3e. Ils ont été très gentils avec moi et ils ont regretté que je ne sois pas leur élève depuis la rentrée des classes : ils auraient pu faire leur emploi du temps pour que je puisse suivre les cours de grec au lycée de garçons. Ceci n’était pas courant à cette époque, les filles et les garçons ne fréquentaient pas les mêmes lycées. Nous étions très bien considérés dans cette ville qui, depuis Rachi, ne devait pas avoir l’habitude de frayer avec des juifs, surtout des juifs qui observaient les règles, en particulier le Shabbat. Une fois par semaine, Maman allait à Paris pour nous ravitailler en viande et produits casher. J’allais à l’école dans les mêmes conditions qu’à Strasbourg. Nous avions obtenu, sans difficulté, le droit de ne pas écrire le samedi, mais nous avions un ennui supplémentaire, il était également interdit de porter le samedi. A Provins, je n’ai eu que des amis, aussi bien parmi les élèves que parmi les enseignants.
Malheureusement, cette année scolaire ne se termina pas normalement. Au mois de mai-juin, nous nous sommes retrouvés, comme beaucoup de Français, sur les routes de France vers le Sud, pour échapper aux Allemands qui commençaient à envahir et à occuper le Nord de la France. On nous avait annoncé la proximité des troupes allemandes et, pris de panique, nous nous sommes enfuis à pied, maman et les trois enfants. Nous avons jeté nos bagages trop lourds dans le fossé, sur la route qui devait nous mener à Vichy où étaient réfugiés des Juifs d’Alsace et, en particulier, des amis, la famille Alexandre Klein. La plus jeune de leurs neuf enfants (5 garçons et 4 filles), était Clairette ma meilleure amie de Strasbourg. Ils nous ont reçus chez eux, nous et ce qui nous restait comme bagages. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous nous sommes aperçus que l’une des valises que nous avions jetées contenait nos gobelets en argent. Paris tomba entre les mains des Allemands. Au bout de quelque temps, nous avons pris un appartement pour nous à Vichy. Papa, une fois de plus, en fonctionnaire sérieux, se renseigna pour savoir où aller pour rejoindre son bureau. Seuls, quelques collègues alsaciens non-juifs avaient refusé de retourner à Strasbourg. En effet, après avoir annexé l’Est de la France, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, l’Allemagne demanda aux Alsaciens de revenir chez eux, mais il était interdit aux Juifs de le faire. Les magasins, les commerces juifs, furent mis sous scellés et leurs biens confisqués. Les Juifs restèrent donc dans la partie «non-occupée», dirigée par le Maréchal Pétain, vainqueur de Verdun contre les Allemands pendant la guerre de 14-18.
Papa apprit que ses collègues avaient leur bureau à la gare de l’Est, à Paris. Il se présenta et fut accepté. Au bout de quelques temps, les administrations reçurent un ordre, émanant des Allemands, de renvoyer leurs fonctionnaires juifs. La SNCF était devenue dépendante de l’État français quelques années avant la guerre, mais avait conservé une certaine autonomie. Elle exigea donc que ses fonctionnaires juifs qui étaient en possession d’une «carte d’ancien combattant» ne soient pas renvoyés. Papa en avait une et put ainsi rester à son travail. Il possédait cette carte parce qu’il avait, en tant qu’Alsacien, été mobilisé dans l’armée allemande… Après la victoire de 1918 et le retour des trois départements à la France, celle-ci avait accordé aux Alsaciens la même carte qu’aux Français.

Carte de France

France: Alsace (1924-1939) ; Hermé et Provins (1939-1940) ; Vichy (1940) ; Paris (1940-1945) ; Lyon (1945-1946) ; Paris et Versailles (1946-1948) ; Strasbourg (1948-1987).


Notre vie à Paris sous l'occupation allemande
Quelques semaines après, maman décida de rejoindre papa dans Paris occupé. Cette décision en a choqué plus d’un. Malgré cela, elle est partie avec ses trois enfants à Paris. Nous avons passé quelques jours chez Madame Hertz qui avait encore sa petite pension près de la gare Montparnasse. Nous nous sommes installés rue Poulet, dans le 18e, dans une espèce de trou, deux pièces et cuisine. Le WC était sur le palier, en commun avec les autres habitants de la maison. Le shabbat, il fallait se faire accompagner par quelqu’un qui devait empêcher toute personne d’entrer, car on ne pouvait pas fermer la porte sans automatiquement allumer la lumière. De toute évidence, il devenait urgent de nous inscrire, Éliane et moi dans un lycée. Le lycée Lamartine était tout près de chez nous et, en plus, était dirigé par une ancienne surveillante générale du lycée de Strasbourg qui nous connaissait. Maman était sûre que tous nos problèmes, y compris ceux du Shabbat, étaient de ce fait résolus. Quelle ne fut pas sa surprise quand Mademoiselle Klein refusa de nous accepter ! C’était la seule manifestation d’antisémitisme que nous avions eu à subir… (Je regrette un peu de ne pas avoir porté plainte contre elle après la guerre…). Ma mère nous a alors inscrites au lycée Jules Ferry qui avait eu des élèves juives religieuses. Éliane entrait en quatrième et moi en première et tout se passa bien avec les professeurs, l’administration et les copines. Le seul problème que nous avions du mal à résoudre était celui de porter des affaires le Shabbat, compte tenu qu’il nous était interdit de laisser quoi que ce soit au lycée. Nous quittions les dernières le vestiaire et nous cachions un petit sac sous le tablier écru obligatoire, en espérant que personne ne le trouverait. Le jour de la rentrée, je me suis trouvée à côté d’une autre nouvelle qui m’a avoué être également juive. Elle s’appelait Marie-Claire Bernard et nous sommes rapidement devenues amies. Les lois anti-juives n’étaient pas encore promulguées, et un jour elle m’invita à l’accompagner à la Comédie Française, voir Le Misanthrope. Elle avait reçu des billets par son grand-père. Je n’ai su que bien plus tard que son grand-père était Tristan Bernard… Tristan Bernard fut arrêté, mais ne quitta pas Drancy, grâce à l’intervention de Sacha Guitry, qui était, lui, bien vu par les occupants.
La Synagogue de la rue CadetLa synagogue de la rue Cadet continuait à fonctionner, sans le rabbin Munk qui se trouvait à Nice avec sa famille puis finit par se réfugier en Suisse. La communauté ne voulait plus maintenir le paiement du loyer de l’appartement de cinq pièces, cuisine et salle de bain, et nous le proposa. Les parents ont accepté avec joie, sans se rendre compte que cet appartement devait être mis sous scellés et vidé… et nous, envoyés à Drancy. Après la grande rafle du Vel d’Hiv, il n’y eut plus de grosses rafles à Paris. Peut-être les Allemands gardaient-ils Paris, proche de Drancy, pour la fin ? Mais il fallait peu de choses pour être arrêté : une étoile pas très visible, une traversée de la rue hors d’un passage clouté, se trouver dans un magasin à une heure qui n’était pas réservée aux Juifs… Attention aux passages cloutés ! Au dernier wagon du métro ! A ne plus être dans la rue après 7 heures du soir…
Un jour, la Gestapo est venue pour arrêter Madame Hertz. Heureusement, elle n’a pas ouvert et, par miracle, ceux qui devaient l’arrêter sont repartis. Maman l’a installée ensuite chez nous, elle partageait notre chambre, à Éliane et moi, séparée de nous par un paravent. Le lendemain de cette «arrestation», Madame Hertz demanda à Éliane d’aller chercher un peu de vaisselle dans son appartement (nous pourrions en avoir besoin) et je devais la rejoindre pour l’aider à tout transporter. Quelle inconscience ! A un certain moment, on a frappé à la porte et Éliane eut la présence d’esprit de ne pas ouvrir – ce qui n’était pas évident, elle aurait pu croire que c’était moi qui venais la chercher comme convenu…

Carte de Paris

Paris : (1) Pension gare Montparnasse ; (2) appartement rue Poulet ; (3) Lycée Jules Ferry, bd de Clichy ; (4) Synagogue rue Cadet et appartement rue Notre Dame de Lorette ; (5) université La Sorbonne, bd St Michel ; (6) Lycée Fénelon, quartier latin ; (7) appartement rue du Temple ; (8) Gare de l’Est.

À Paris, la concierge était l’une des personnes les plus importantes… Votre sort dépendait d’elle. Combien de juifs ont-ils été déportés à cause d’une concierge ? Nous, en revanche, avons été sauvés grâce aux concierges et au silence de centaines, peut-être de milliers, de personnes qui nous connaissaient dans le quartier, en partie grâce à nos étoiles jaunes, les habitants des deux maisons jumelles, les commerçants et les gens du quartier qui nous croisaient dans la rue. C’est le moment de mentionner Monsieur et Madame René, les concierges de la rue N-D de Lorette et leurs deux enfants Aimée et Pierrot. Ils nous ont sauvés plus d’une fois. Un jour, Madame René eut la visite d’un policier qui enquêtait sur l’appartement des Munk:
- Qui occupe cet appartement ? demanda-t-il.
- Un Alsacien qui travaille à la SNCF.
Ce fut la réponse de Madame René qui ne manqua pas de calme et de présence d’esprit. Cette réponse satisfit le policier qui repartit. Qui, en effet, aurait pu s’imaginer qu’un Alsacien travaillant à la SNCF pouvait être Juif ? Des incidents analogues se reproduisirent plusieurs fois, y compris alors qu’Éliane se trouvait dans la loge pour remplacer Madame René qui avait dû s’absenter…
Dans notre maison, rue N-D de Lorette, habitait une famille espagnole qui avait fui l’Espagne à cause de Franco, ce même Franco qui a laissé passer et reçu des Juifs dans son pays. Il y avait aussi un descendant de Jean Jaurès à qui j’ai donné des leçons de latin. Eux, et toutes les autres personnes qui habitaient la maison, ont su garder le silence. Pourtant, notre présence n’était guère discrète. En plus de Madame Hertz qui ne quittait pas la maison, nous recevions très souvent nos cousins Pierre et Huguette Blum et Donald Simon dont les parents avaient été déportés. Huguette et Pierre avaient fui Parthenay, dans les Deux-Sèvres. Après l’arrestation de leurs parents, Idon, le cousin de papa et sa femme Sara, ont été hébergés par un couple, Monsieur et Madame Urbain, Place du Panthéon, jusqu’à la fin de la guerre. Nous continuions notre vie de Juifs religieux. Plus de viande bien que, pendant un certain temps, on ait maintenu un sacrifice rituel sous anesthésie. Pour le reste, nous avions de quoi manger, grâce à la SNCF, à des tickets de pain supplémentaires et à l’ingéniosité de maman qui réussissait à faire une cuisine correcte avec ce dont nous disposions. Tous les quinze jours, nous recevions un envoi de Bretagne grâce à Albert Blum, le cousin de maman, qui nous expédiait des légumes et deux volailles vivantes : elles devaient servir pour deux samedis. L’abatage rituel était fait par Monsieur Falk, ancien chanteur de la synagogue de Haguenau qui, comme nous, était devenu « membre de la rue Cadet ». Un petit groupe de fidèles a permis à cette Schoule de survivre pendant toute la guerre : papa, le Dr Salomon Klein, Monsieur Falk, Monsieur Haacker, les anciens de la rue Cadet, sauf ceux qui étaient partis en zone libre ou en Suisse. Pour la fête des cabanes (Souccot), nous avions aussi une cabane - Éliane et moi y apportions les repas à papa et au Dr Klein – je me souviens d’un énorme cédrat qu’une connaissance nous avait envoyé de Monaco. La palme de dattier, nous la gardions d’une année à l’autre, les branches de myrte, nous les achetions en pot, et les branches de saule, Éliane et moi allions les cueillir, tôt le matin, devant le Sacré-Cœur. Les matzot (le pain azyme), Monsieur Haacker les achetait, tout à fait officiellement, contre des tickets de pain pour toute la Communauté et les livrait à domicile. Un jour, il fut arrêté dans le métro. Il avait un ballot de matzot sur le dos. «Qu’avez-vous là ?» demanda l’agent. «Du pain de Juifs» répondit-il, avec son accent alsacien très prononcé. Papa avait appris à lire la prière de la Meguila, puisque nous ne pouvions plus sortir le soir pour assister à un office. Il lisait et je faisais office de souffleur. Les seuls écarts que nous nous permettions étaient les suivants : nous avions eu l’autorisation de manger du fromage non casher, et pendant Pessah’, de consommer du riz et des produits sans la certification qu’ils étaient « casher le Pessah ». Le Shabbat, nous avions toujours des invités avec lesquels nous partagions «le» poulet.
Le lycée Jules Ferry, place de ClichyJe passais mes deux bacs préparés au lycée Jules Ferry en section A (littérature, latin et grec). En 1942, lors du premier bac, l’oral se déroulait un Shabbat et j’avais refusé de m’y présenter, espérant avoir plus de chance en septembre. Lorsque je m’aperçus que les oraux étaient prévus pour un Shabbat et les deux jours de Souccot, j’ai souhaité ardemment être convoquée le Shabbat. Cela me semblait plus facile quant aux explications que je serais amenée à donner aux examinateurs qui me demanderaient d’écrire. Mon vœu fut exaucé. J’étais partie à pied pour la Sorbonne, accompagnée par Éliane et tante Marthe. Pendant ce temps, Pierrot, le fils de la concierge, s’y rendait, en métro, avec mon livret scolaire. Je craignais une interrogation en physique. Tout ce que je souhaitais était de ne pas recevoir un zéro éliminatoire. J’avais très bien préparé les autres matières, en particulier l’histoire. Depuis ma petite enfance, papa, passionné d’histoire, me faisait travailler cette matière. Pendant les grandes vacances en 1941, il avait l’habitude de se promener avec moi, le Shabbat et de m’interroger sur mon programme. Je nous vois encore, place de la Concorde, entre les Tuileries et l’Obélisque, m’interrogeant sur Napoléon… Tout se passa sans histoire pour les différentes matières. Le professeur de physique, à qui j’expliquais mon problème du Shabbat, s’est donné le mal de me chercher une question qui ne nécessitait pas d’écrire. Ce ne fut pas sa faute si mes réponses ne furent pas brillantes mais je parvins, malgré tout, à obtenir une mention. Je m’inscrivis alors en classe de philo. Je crois que Marie-Claire Bernard a été placée dans une autre section philo que la mienne et partit en zone libre, après le bac.
Entre-temps, en plus du tampon JUIF sur notre carte d’identité, on nous avait imposé le port de l’étoile jaune. Pour obtenir ces «insignes», il fallait faire la queue, payer et… donner des tickets de textile de notre carte de rationnement ! Selon les autorités, les Juifs, s’habillant et se nourrissant au marché noir, pouvaient bien dépenser leurs tickets pour obtenir leurs étoiles !!! Le port de l’étoile était obligatoire à partir de l’âge de six ans. Elle devait être cousue solidement sur le côté gauche du vêtement extérieur, et les Juifs ne pouvaient se rendre dans des lieux publics qu’avec l’étoile bien visible. Le couvre-feu était fixé à huit heures du soir pour eux et ils n’avaient le droit d’entrer et de faire leurs achats dans les magasins qu’entre 16 et 17 heures. Autant dire qu’il ne restait pas grand-chose dans les épiceries à cette heure-là. Le tout était d’être en bons termes avec son crémier qui vous gardait alors votre ration… Éliane et moi allions donc au lycée avec notre étoile et papa se rendait à son bureau, muni de la sienne. Tous les jours, en arrivant sur la passerelle qui enjambe la rue de Châteaudun, il croisait des fonctionnaires allemands qui travaillaient également à la gare de l’Est.
Jamais nous n’avions eu d’aussi agréables camarades de classe et papa nous disait la même chose de ses collègues. Ils étaient, disait-il, d’une prévenance extraordinaire. J’aimerais rendre hommage aux collègues de papa en racontant son programme, le Shabbat. Il était évident que papa ne pouvait prendre congé chaque Shabbat. Il faisait la prière du matin à la maison puis partait à son bureau où l’attendait son livre de prière, commenté par Samson Raphaël Hirsch. Il étudiait jusqu’à l’heure de la lecture de la Bible, qu’il écoutait dans la Schoule de la rue Cadet. Il assistait ensuite à l’office, puis repartait au bureau terminer son étude de la Sidra, jusqu’à midi. Tous ses collègues savaient qu’il ne fallait en aucun cas lui téléphoner : il ne répondrait pas. Son supérieur, Monsieur Collot (je crois que c'était son nom) venait souvent bavarder avec lui, sachant qu’il ne travaillait pas. Un Shabbat, alors que les deux hommes bavardaient dans le bureau de papa, le téléphone se mit à sonner. Le chef décroche l’appareil et se met à attraper celui qui était à l’autre bout du fil : «Ne savez-vous pas que Metzger ne répond pas au téléphone le samedi ??!»
Le Shabbat après-midi, nous étions tous à la maison et c’est alors que j’appris à jouer aux échecs. Mon professeur était mon amie Marguerite Klein, fille de Moïse qui a été déporté en 1941 ou 1942. Marguerite est restée avec sa mère, car ses deux frères étaient prisonniers en Allemagne, et son oncle de Dr Salomon Klein, resté à Paris où il a pu continuer d’exercer, rue d’Hauteville.
Après le bac de philo, je décidai de faire une année de préparation en hypokhâgne au lycée Fénelon, dans le quartier Latin. J’y allais en métro, deux fois par jour. Le dernier wagon du métro était le seul autorisé aux voyageurs juifs. Combien de fois avons-nous piqué un cent mètres pour arriver au dernier wagon, quand la rame entrait en gare en même temps que nous. Mieux valait ne pas rater le métro car les rames n’étaient, de loin, pas aussi fréquentes qu’aujourd’hui. Les stations les moins importantes étaient souvent fermées. Le lycée Fénelon avait des classes préparatoires pour les grandes écoles, réservées aux filles seulement. Les garçons suivaient les cours du Lycée Henri IV, où se trouvait mon cousin Donald, qui ne s’était pas déclaré comme Juif.
Je n’oublierai jamais l’année merveilleuse passée à Fénelon. Nous étions deux juives, mais ma copine n’avait rien du judaïsme, sauf l’étoile. Une seule de mes camarades du lycée Jules Ferry se retrouvait avec moi, Pierrette Perret. Elle deviendra pour moi une amie particulièrement dévouée. Je pense que la plupart de mes camarades ne savaient pas exactement ce qu’était un Juif et ignoraient totalement en quoi consistait la pratique du judaïsme. Je suppose que, pour la première fois de leur vie, elles étaient en classe avec quelqu’un qui n’écrivait pas le Shabbat. Elles découvrirent encore bien d’autres comportements étonnants. Pour résoudre le problème de porter le Shabbat, je demandais à Pierrette de m’aider. Elle accepta immédiatement, sans demander d’explication devant ce comportement pour le moins bizarre… et difficile à expliquer ! Le vendredi, je lui confiais mes affaires pour le Shabbat, elle les apportait chez elle et me les rapportait en classe le Shabbat matin. Elle les rapportait chez elle après la fin de la classe et je les récupérais le dimanche ou le lundi.
Un autre épisode concernait la pièce d’identité. Nous ne pouvions circuler sans et nous ne pouvions la porter… comment faire ? Les hommes mettaient parfois leur carte dans leur chapeau. Nous la mettions dans la poche de notre vêtement, attachée par un trombone. Le chemin de la rue N-D de Lorette jusqu’au Quartier latin était long : Faubourg Montmartre, rue Montmartre, les Halles (plutôt encombrées), traversée de la Seine du côté de l’île de la Cité… Ce qui devait arriver, arriva : un Shabbat matin, rue Montmartre, j’ai été arrêtée par un policier qui, me voyant les bras ballants et munie de mon étoile jaune, me demande : «Vos papiers, mademoiselle !» Je les sors de ma poche, il les regarde, me les rend en disant : «Excusez-moi, Mademoiselle, je voulais seulement vous faire peur !» Il avait réussi. L’excuse était maladroite, mais on fait ce qu’on peut !
Mais, revenons à mes camarades d’hypokhâgne. Elles m’entouraient de leur gentillesse, avec beaucoup de délicatesse. C’est ainsi que, lorsqu’elles formèrent le comité de classe, elles me nommèrent immédiatement comme «Conservatrice des traditions». Pas mal, pour une juive ! Voilà pourquoi, sur les photos, vous me voyez portant l’emblème de khâgne, la chouette Vara. N’oubliez pas que la chouette est l’un des attributs d’Athéna, la déesse de la sagesse, dans la mythologie grecque dont nous étions toutes imprégnées. Ce furent des moments extraordinaires ! D'autres détails de ma vie durant l’année 42-43 figurent dans le film de l'Institut Spielberg sur les rescapés de la Shoah.
Au moment des vacances, pour la première fois, j’ai pleuré à l’idée de quitter mes copines, dont je n’ai retrouvé qu’une petite partie à la rentrée, sur les bancs de la Sorbonne. J’ai été acceptée à l’Université car le numerus clausus n’était pas atteint, le nombre de Juifs parisiens n’étant pas assez important. J’ai réussi mes examens de latin et de grec, mais j’ai ensuite arrêté, pour une raison très simple : la guerre finie, j’ai retrouvé le mouvement des jeunes «Yeshouroun» et son chef, Bô Cohn...
Malgré la fin de la guerre, mes parents avaient décidé de ne pas retourner à Strasbourg et papa a gardé sa place à Paris, à la gare de l’Est. Le rabbin Munk était revenu immédiatement après la libération de Paris. Il y avait retrouvé sa place… et son appartement de la rue N-D de Lorette. Mes parents ont donc du quitter cet appartement pour s’installer rue du Temple, près de la rue de Rivoli et de l’Hôtel de Ville, pas loin de la Seine et du Quartier Latin et proche aussi du quartier juif de la rue des Rosiers. Ils sont devenus de très bons amis de la famille Munk, et ont continué à fréquenter la rue Cadet qui, quoique étant presque à une heure à pieds de leur appartement, est restée leur synagogue.
Après la fin de la guerre, nous avons été mis en face de l’horrible réalité. Nous savions qu’il existait des camps pour les Juifs, mais personne n’aurait pu imaginer, même en pensant au pire, ce qui s’était réellement passé. Les déportés qui revinrent ne parlaient pas, pour de multiples raisons. Nous apprîmes les noms de toutes nos connaissances et amis qui ne reviendraient plus, sans pour autant pouvoir nous imaginer quelle a été leur horrible fin. Ma meilleure amie et sa sœur Mady en faisaient partie. Et, lentement, je me rendis compte qu’on ne pouvait rien prévoir. Ceux qui ont survécu c’est par chance, grâce à D., non par intelligence ni parce qu’ils avaient un mérite particulier, comme certains rabbins ont essayé de nous faire croire, encore bien après la guerre. Je pense très souvent à mon amie Clairette. Quand maman a décidé de quitter Vichy pour rejoindre papa à Paris, Clairette a fait une scène terrible, prétendant que mes parents nous amenaient dans la gueule du loup. Elle avait parfaitement raison. Cependant, la raison et le bon sens ne l’ont pas emporté. Clairette et sa sœur Mady se sont inscrites à l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Le jour de la rafle à l’université, elles se sont fait arrêter, déporter, et ne sont plus revenues… Nous, nous avons survécu à Paris, dans la gueule du loup.

Deuxième partie (1945-2006)