Marcos

 

VOLCANS

 

Aux hommes et aux femmes, qui, dans des langues différentes, et sur des chemins différents, croient en un futur plus humain et luttent pour y arriver aujourd'hui, le 17 mars 1995.

Frères, il existe sur cette planète Terre, dans le continent Amériques un pays qui, à l'est, semble avoir reçu un grand coup de dents, tandis qu'à l'ouest, il plonge dans l'océan Pacifique un long bras pour empêcher que les ouragans l'arrachent à son histoire. Ce pays est connu par ses habitants et à l'étranger sous le nom du "Mexique". Son histoire est une longue bataille entre son désir d'être lui-même et l'envie étrange de le soumettre à un autre drapeau. Ce pays est le nôtre. Notre sang, dans la voix de nos aïeux, le parcourait déjà quand il ne portait pas encore ce nom. Mais ensuite, dans cette lutte de toujours entre être et ne pas être, entre rester et s'en aller, entre hier et demain, dans la pensée des nôtres, dont le sang mêlait maintenant deux sources, a surgi l'idée qu'on appellerait "Mexico" ce morceau de terre et d'eau, de ciel et de rêve, qui était à nous, parce qu'on l'avait offert à nos ancêtres. Alors nous avons changé, notre histoire devenait plus parfaite, puisque nous avions un nom. Nous qui naissions, nous nous appelions "Mexicains" et les autres nous appelèrent ainsi. Ensuite l'histoire a continué, avec ses cahots et ses douleurs. Nous sommes nés au milieu du sang et de la poudre, nous avons grandi au milieu du sang et de la poudre. A chaque instant arrivait le puissant étranger pour nous voler notre lendemain.

Les années de poudre

C'est pourquoi on a écrit le chant de guerre qui nous unit : "Qu'un ennemi étranger vienne profaner de ses pieds ton sol, et pense, ô ma Patrie, que le ciel t'a donné un soldat en chaque fils." Pour cela, nous avons combattu hier. Avec des drapeaux différents, des langues différentes, l'étranger est venu nous conquérir. Il est venu et reparti. Nous avons continué d'être Mexicains, parce qu'il n'était pas de notre goût d'avoir un autre nom, parce qu'il n'était pas de notre goût de marcher derrière un autre drapeau que celui qui porte un aigle dévorant un serpent, sur fond blanc, flanqué de vert et de rouge. Nous avons continué. Nous, les premiers habitants de cette terre, les indigènes, on nous a oublié dans un coin, et le reste a commencé à devenir grand et fort, et nous, nous n'avions que notre histoire pour nous défendre, nous nous y sommes accrochés pour ne pas mourir.

Et est arrivée cette partie de l'histoire, que l'on croirait risible, où un seul pays, le pays de l'argent, se crut au-dessus de tous les drapeaux. Il dit "globalisation", et nous avons su que c'était le nom de cet ordre absurde, où l'argent est la seule patrie que l'on sert, et les frontières se sont diluées, non par fraternité, mais à cause des puissants sans nationalité qui se nourrissent du sang des autres. Le mensonge devint monnaie courante et, dans notre pays, il tissa un rêve de bien-être et de prospérité pour quelques uns sur le cauchemar du plus grand nombre.

La corruption et l'imposture ont été les principaux produits d'exportation de notre pays. Nous étions pauvres, mais nous avons habillé notre absence de richesse et nous avons tant menti, que nous avons fini par croire que c'était la vérité. Nous sommes allés dans les grandes rencontres internationales et par volonté gouvernementale on déclara que la pauvreté était une invention qui s'évaporait face au développement clamé par les chiffres économiques. Nous ? On nous a oubliés encore plus, nous n'entrions dans l'histoire que pour mourir, oubliés et humiliés.

"Nous sommes là !"

Parce que ce qui fait mal, ce n'est pas la mort, c'est l'oubli. Alors nous avons découvert que nous n'existions plus, que les gouvernements nous avaient oublié dans l'euphorie des chiffres et des taux de croissance. Un pays qui s'oublie lui-même est un pays triste, un pays qui oublie son passé ne peut avoir d'avenir. Alors nous avons pris les armes et nous sommes entrés dans les villes où nous n'étions que des animaux. Nous sommes allés dire aux puissants : "Nous sommes là !" A tout le pays nous avons crié : "Nous sommes là !" ainsi qu'au monde entier.

Et voyez comment sont les choses, pour qu'ils nous voient, nous avons caché nos visages. Pour qu'ils nous nomment, nous n'avons pas de nom. Nous risquons le présent pour avoir un futur, et pour vivre... nous mourons. Et alors sont arrivés les avions, les hélicoptères, les chars, les bombes, les balles et la mort, nous sommes retournés à nos montagnes et la mort nous a poursuivis jusque là. Beaucoup de gens, depuis beaucoup d'endroits ont dit "parlez", les puissants ont dit "parlons" et nous avons dit "d'accord, parlons".

Alors nous avons parlé, nous leur avons dit ce que nous voulions. Eux ne comprenaient pas bien, nous avons répété que nous voulions la démocratie, la liberté et la justice, eux faisaient mine de ne pas comprendre, ils révisaient leurs plans macro-économiques et toutes leurs notes sur le néolibéralisme, ils ne trouvèrent nulle part ces mots, ils nous dirent "nous ne comprenons pas".

Alors ils nous ont offert un coin plus joli dans le musée de l'histoire, une mort plus lente et une chaîne d'or pour attacher notre dignité. Et nous, pour qu'ils comprennent ce que nous voulions, nous avons commencé à faire ce que nous voulions sur nos terres. Nous nous sommes organisés comme le voulait la majorité, et nous avons essayé de vivre en démocratie, avec liberté et justice.

Durant un an, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, c'est la loi zapatiste qui a régné et les zapatistes, c'est nous. Je veux dire, nous qui n'avons ni visage, ni nom, ni passé, nous qui sommes en majorité des indigènes, mais qui avons aussi été rejoints par quelques frères d'autres terres et d'autres races. Nous sommes tous Mexicains. Quand nous gouvernions ces terres, nous avions réduit à zéro l'alcoolisme, car les femmes s'étaient fâchées et avaient dit qu'un homme qui boit bat sa femme et ses enfants, qu'il commet barbarie sur barbarie. Elles ont dit " fini de boire !" et alors, fini de boire. Les enfants et les femmes s'en sont mieux portés, les commerçants et le gouvernement ont un peu souffert.

Ensuite, avec l'aide des organisations non gouvernementales du pays ou étrangères, nous avons réalisé des campagnes de santé, fait augmenter l'espérance de vie de la population, alors que le gouvernement réduit l'espérance de vie des combattants. Et les femmes ont vu que nous suivions cette loi qu'elles avaient imposée aux hommes. Le tiers de nos forces combattantes est composé de femmes, très courageuses, armées, qui nous ont convaincus de leur loi et qui participent à la direction civile et militaire de notre lutte. Nous l'acceptons, et nous n'avons rien trouvé à redire. Nous avons aussi interdit l'abattage des arbres et fait des lois pour protéger nos forêts, nous avons interdit la chasse des animaux sauvages, même s'ils appartiennent au gouvernement, nous avons interdit la culture, la consommation et le trafic de drogue, et toutes ces interdictions ont été respectées.

Et le taux de mortalité infantile a beaucoup diminué. Et les lois zapatistes furent appliquées de la même façon à chacun, quelle que soit sa position sociale ou son revenu. Et nous en avons terminé avec la prostitution, le chômage, la mendicité. Et les enfants ont connu les sucreries et les jouets. Et nous avons commis des erreurs et des fautes. Et nous avons fait ce qu'aucun gouvernement au monde, quelle que soit sa filiation politique, n'est capable de faire honnêtement : reconnaître ses erreurs pour tâcher d'y remédier. Nous en étions là, en train d'apprendre, quand sont arrivés les chars, les hélicoptères, les avions et des milliers de soldats qui disaient qu'ils venaient défendre la souveraineté nationale. Nous leur avons bien dit que c'était "aux States" et pas au Chiapas qu'on violait la souveraineté nationale et qu'elle ne se défendait pas en brutalisant la dignité rebelle des Indiens du Chiapas. Eux ne nous entendaient pas, parce que le bruit de leurs machines de guerre les rendait sourds, qu'ils étaient envoyés par le gouvernement et que, pour le gouvernement, l'échelle qui mène au pouvoir, c'est la trahison, alors que pour nous la loyauté est le projet d'égalité que nous désirons pour tous. La légalité du gouvernement arrivait montée sur les baïonnettes et notre légalité était dans la raison et le savoir.

Notre loi et la leur

Nous voulons convaincre quand le gouvernement veut vaincre. Et nous disons que cette loi qui a besoin de recourir aux armes face à tout un peuple pour être appliquée n'est pas une loi, ce n'est qu'un arbitraire de plus couvert d'un voile de légalité. Nous disons aussi que celui qui utilise une loi en l'accompagnant de la force des armes n'est qu'un dictateur, même s'il se dit élu par la majorité. Et ils nous ont chassés de nos terres. Avec les chars d'assaut est arrivée la loi du gouvernement et a disparu celle des zapatistes. Derrière les chars d'assaut du gouvernement sont revenus la prostitution, l'alcoolisme, le vol, les drogues, la destruction, la mort, la corruption, la maladie et la pauvreté. Et sont venus des gens du gouvernement, pour dire que la légalité était rétablie sur les terres du Chiapas, ils sont venus en gilets pare-balles avec des chars d'assaut, ils ne sont restés qu'une minute et ils se sont lassés de prononcer leur discours devant les poulets, les poules, les porcs, les chiens, les vaches, les chevaux et un chat qui s'était perdu. Et voilà ce qu'a fait le gouvernement, vous le savez sans doute, parce que, bien sûr, beaucoup de journalistes étaient là et l'ont publié. Voilà la légalité qui commande aujourd'hui sur nos terres. Ainsi s'est déroulée la guerre pour la "légalité" et la "souveraineté nationale" qu'a menée le gouvernement contre les indigènes du Chiapas. Le gouvernement fait aussi la guerre aux autres Mexicains, mais pas avec des chars et des avions : il a lancé contre eux un programme économique qui va les tuer eux aussi, mais moins vite.

Et tout à coup, je m'aperçois que je suis en train d'écrire le 17 mars, jour de la San Patricio. Et dans ce Mexique, qui s'est battu au siècle dernier contre l'empire de la bannière aux étoiles douteuses, un groupe de soldats de différentes nationalités s'est battu aux côtés des Mexicains ; il s'appelait "bataillon San Patricio", et c'est pourquoi les compañeros m'ont dit : "Vas-y, profites-en pour écrire aux frères des autres pays et les remercier parce qu'ils ont arrêté la guerre."

En fait, je crois que c'est un truc à eux pour aller danser sans que je les engueule, parce que l'avion du gouvernement rode par ici et les compas ne rêvent que de danser. Avec toute cette guerre, ils ne songent qu'à la marimba ! Alors, je vous écris au nom de tous mes compas, parce que, comme avec le bataillon San Patricio, nous avons bien vu qu'il y a des étrangers qui aiment mieux le Mexique que certains de nos compatriotes, qui sont aujourd'hui au gouver- nement, qui seront demain en prison ou en exil et dont le coeur est déjà loin de leur pays, car ils préfèrent un autre drapeau à notre drapeau et une autre façon de penser à celle de leurs semblables. Nous savons qu'il y a eu des manifestations, des meetings, des lettres, des poèmes, des chansons, des films et d'autres choses encore, pour qu'il n'y ait pas de guerre au Chiapas, qui est la partie du Mexique où il nous revient de vivre et de mourir. Nous avons appris ce qui s'était passé et que le "Non à la guerre !" a été crié en Espagne, en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Grande Bretagne, au Japon, en Corée, au Canada, aux Etats-Unis, en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Venezuela, au Brésil et il y a des endroits où on ne l'a pas crié, mais où on l'a pensé. Et nous avons vu qu'il y a des gens bien dans le monde entier et que ces gens vivent plus près du Mexique que ceux qui vivent à Los Pinos, la maison où vit le gouvernement de ce pays.

Si je vous offrais une fleur...

Notre loi avait fait fleurir les livres, la médecine, les rires, les sucreries et les jouets. Leur loi, celle des puissants a détruit les bibliothèques, les cliniques et les hôpitaux, elle a rendu triste et amer le chemin que doivent suivre les gens. Et nous pensons que la légalité qui détruit la connaissance, la santé et la gaité, est une bien petite légalité pour des hommes et des femmes aussi grands, et que notre loi est meilleure, infiniment meilleure que la loi de ces messieurs à vocation étrangère qui disent nous gouverner.

Nous voudrions vous dire à tous "merci". Et si nous avions une fleur, nous vous l'offririons, et comme nous n'avons pas une fleur pour chacun et pour chacune d'entre vous, une seule suffit pour vous la partager, et pour que vous en gardiez chacun un tout petit morceau. Quand vous serez bien vieux ou bien vieille, vous pourrez dire aux enfants et aux jeunes de votre pays "J'ai lutté pour le Mexique, à la fin du XXe siècle, et d'ici, j'étais avec eux, je sais qu'ils voulaient ce que veulent tous les êtres humains qui n'ont pas oublié qu'ils sont des êtres humains, la démocratie, la liberté et la justice. Je n'ai pas connu leur visage, mais j'ai connu leur coeur et il était comme le nôtre."

Quand le Mexique sera libre (ce qui ne veut pas dire qu'il sera heureux ou parfait, mais seulement libre, c'est-à-dire qu'il pourra choisir librement son chemin, ses erreurs et ses réussites), alors un petit morceau de vous, là, à la hauteur de la poitrine, un petit peu à gauche, malgré les implications politiques - ou justement à cause d'elles - représentera aussi le Mexique et ce mot voudra dire dignité. Alors la fleur sera pour tous, ou elle ne sera pas.

Et voici qu'il me vient l'idée qu'avec cette lettre, vous pouvez faire une fleur de papier et vous l'accrocher à la boutonnière ou dans les cheveux, comme vous voulez, et sortir danser avec cette décoration. Et je m'en vais, car voici à nouveau l'avion de nos insomnies et il faut que j'éteigne la bougie, mais je n'éteins pas l'espérance. La mort ne l'éteindrait pas non plus.

Voilà. Salut et la fleur promise : tige verte, fleur blanche, feuilles rouges et ne craignez pas le serpent, voici un aigle battant des ailes qui va se charger de lui, vous allez voir.

Traduction : Bernard Prum


 

CHARLIE-HEBDO

 

"Marcos en soi n'a aucune valeur, pas plus qu'une fenêtre lorsqu'il n'y a rien à regarder" (Marcos, 1995)

 

 

Alarmantes et contradictoires, comme toujours, les dernières nouvelles du Chiapas. Les zapatistes craignent une offensive imminente des troupes mexicaines, alors que les négociations de paix entrent aujourd'hui dans leur troisième phase. Marcos doit déjà être très loin du lieu où nous l'avons vu il y a trois semaines. A part espérer que l'opinion internationale se réveille, que reste-t-il à faire ?
Pour le moment, raconter.

Jeudi 14 décembre, nous quittons San Cristóbal de Las Casas au volant d'un pick-up de location. Direction La Realidad, village indien en bordure de la forêt lacandone, à cinq heures de piste environ. Comme on nous a juré qu'il n'y avait là-bas ni supermarché, ni Novotel, ni McDonald's, on emporte avec nous des hamacs, du PQ, des haricots, des oeufs, de l'eau minérale et des tortillas en pagaille, histoire qu'au moins, si on s'incruste pour plusieurs jours chez eux, on ne retire pas aux Indiens le peu qu'ils arrivent à se mettre sous la dent. A Las Margaritas, dernière localité du monde métis, où le bitume se perd dans la poussière et les cailloux, un policier nous fait signe de nous arrêter. Il consulte nos papiers et inscrit nos noms sur son livre d'or. " C'est pour savoir qui entre et sort de la zone de conflit ", nous explique-t-il. Ah bon ? On croyait qu'il n'y avait pas de conflit, dans le Chiapas. C'est en tout cas ce que répète inlassablement le gouvernement mexicain. Puis, le flic sort un Kodak de son burlingue et nous prie de poser pour l'album de famille. Gros plan sur nos trois gueules : " C'est pour avoir un souvenir ", précise-t-il gentiment. Tu parles... A Mexico, il n'y avait pas marqué " boutique de souvenirs " au fronton du ministère de l'Intérieur. N'empêche, vu l'ambiance qui règne dans le coin, il mieux vaut être pris pour un con que pour un mercenaire zapatiste.
On repart. D'énormes bulldozers nous ouvrent le chemin en pulvérisant les nids de poule, afin de permettre aux militaires de quadriller la zone sans s'écorcher le cul. Tant mieux pour nous, et tant pis pour la loi mexicaine qui, officiellement, depuis mars 1995, fait obligation à l'armée de rester dans ses casernes jusqu'à la fin des négociations de paix. " Malgré la loi, l'armée bouge dans toute la zone et empêche la population de soutenir et de nourrir les zapatistes ", nous avait dit Carlota Botey, une des rares députées de gauche, à Mexico. " On a introduit des recours, qui ont été rejetés. Vous savez, le Mexique est tout sauf un Etat de droit. " On traverse des paysages insolents de beauté, dont la végétation paraît contenir des richesses inépuisables. Impression trompeuse. Si le Chiapas est l'Etat le plus pauvre du Mexique, les terres habitées par les Indiens sont les plus miséreuses du Chiapas. Pas d'eau courante, de l'électricité dans seulement quelques rares villages, et des récoltes sur des bouts de terre peu fertile qui suffisent à peine à l'autosubsistance. De temps en temps, on croise des Indiens qui transportent à pied leurs sacs de café ou de maïs, et qui, malgré le poids qui les écrase, trouvent quand même la force de nous adresser des gestes amicaux. A flanc de colline, des petites maisons en bois surmontées d'un drapeau blanc signifient aux militaires que ce n'est pas ici qu'ils doivent chercher le sous-commandant Marcos.
A mesure qu'on grimpe en altitude, la région se dépeuple. Ça doit bien faire une heure qu'on n'a pas croisé un seul convoi militaire. Brusquement, dans un virage, on avise une bagnole arrêtée sur le bas-côté. Un type en treillis, fusil sur la hanche, tient en main les papiers du conducteur. L'air gêné, il feint de ne pas remarquer notre passage. " Il doit être en train de rançonner, ne t'arrête surtout pas ", me fait Françoise. Et s'il y en a d'autres plus loin, je fais quoi ? Je leur fonce dessus ? Wolinski suggère qu'il vaut mieux rester aimable. " Si on nous laisse à poil sur le bord de la piste, on aura quelque chose à raconter ", observe-t-il très justement, car il n'est pas de ceux qui voient les choses du mauvais côté. Bizarre, quand même, ce troufion planté là tout seul, en pleine montagne, à des heures de marche de la caserne et du village les plus proches. Je me demande si c'est bien conforme à la tactique de guerre prônée par les instructeurs américains de San Cristóbal, venus en urgence il y a deux ans pour aider les troupes mexicaines à mater les insurgés. A moins qu'il ne s'agisse d'un faux soldat, comme l'assure la version officielle chaque fois que des militaires sont impliqués dans une histoire louche. Le 10 décembre, deux blindés de l'armée qui trimbalaient sept tonnes de marijuana et un canon antiaérien ont été arrêtés, à Tijuana. Le procureur a confirmé que, bien entendu, les uniformes n'étaient que de vulgaires déguisements.
On cahote pendant encore deux plombes, jusqu'à ce que l'on bute sur un camp militaire maladroitement camouflé par des feuilles de bananier. C'est le péage de Guadalupe Tepeyac, " capitale zapatiste " et village fantôme. Jusqu'en février 1995, date de la dernière offensive militaire, l'E.Z.L.N. avait ici son quartier général. Depuis, tout le monde a quitté le village, abandonnant champs, baraques et espoir de retour. Pas âme qui vive, à part trois types en blouse blanche affalés devant une grande bâtisse moderne, qui a l'air assortie au décor comme une tour Montparnasse égarée en pleine jungle amazonienne. C'est " l'éléphant blanc au ventre vide ", comme nous le dira Marcos deux jours plus tard : un hôpital inauguré il y a trois ans pour témoigner de l'immense générosité du pouvoir à l'égard des indigènes, et qui n'a pratiquement jamais servi. On s'arrête pour bavarder avec les toubibs désoeuvrés, mais ils nous envoient paître. Manifestement, ils n'ont pas l'air très contents de leur affectation.
A la sortie du village, un autre camp militaire, symboliquement installé sur les décombres d'" Aguascalientes " (ainsi nommé en souvenir de la ville où Emiliano Zapata et Pancho Villa allièrent leurs forces, en 1914). C'est dans cet hémicycle creusé par la nature que l'E.Z.L.N. a réuni la Convention nationale démocratique, le 8 août 1994. Carlota Botey y était : " Parmi les 6000 délégués venus de tout le pays, la plupart ont passé leur temps à s'engueuler. Les zapatistes les regardaient faire en observateurs incrédules. En plus, il pleuvait à verse, et les bâches se sont écroulées sous un torrent de boue... Il n'empêche que, pour la première fois, la société civile mexicaine se retrouvait pour parler, et tracer les contours d'une nouvelle force politique, qui finira bien par exister un jour. Ça reste une date historique. " Autre témoin de l'événement, El Fisgón, un jeune caricaturiste rencontré à Mexico, se souvient surtout d'avoir dormi sous la pluie. " C'était l'enfer. Marcos était tellement sollicité de tous côtés qu'on n'a même pas pu lui serrer la main. " Maintenant, c'est au tour des bidasses de faire du rafting dans la gadoue, tandis que Marcos bâtit un nouvel " Aguascalientes " quelque part vers La Realidad, à une heure de piste. Pressés d'en finir, on joue à se faire peur au bord des précipices, à concourir pour le Camel Trophy dans des crevasses pleines de flotte et à se ranger dans la fosse au moment de croiser le convoi militaire, dont nous saluons les mitrailleuses avec des rictus faux-culs.
On arrive enfin à destination. Quelques baraques éparpillées de part et d'autre de la piste, une banderole " Campo civil por la paz ", des poules et, à part ça, personne : le syndicat d'initiative de La Realidad a l'air en grève. Erreur. Deux femmes qui égrènent leur maïs à trois mètres de la piste nous envoient un sourire lumineux. Il y a du monde dans le village, disent-elles, mais il faut attendre. On attend. Après dix minutes passées à admirer les crêtes montagneuses et à nous dorer au soleil, un Indien s'approche en silence. Pas vieux, mais la peau ridée comme une écorce. Ayant écouté attentivement nos explications, il nous demande de noter tout ça par écrit pour avertir ses supérieurs. On comprend que Maximiliano - c'est son nom - sert de messager aux dirigeants zapatistes, et que ceux-ci se planquent donc bien quelque part par ici. On re-poireaute, et Maximiliano revient pour prononcer la phrase que tous les visiteurs de l'E.Z.L.N. connaissent par coeur : " Il faut attendre. " Tout en nous guidant vers notre lieu de repos, il nous résume les conditions du séjour : pas de photos, pas de questions aux habitants, pas de fugue en dehors du périmètre du village. Pour se laver, le torrent ; pour dormir, l'unique salle de l'école ; pour préparer la nourriture, sa femme. Il nous dit tout ça d'une voix extraordinairement douce, qui nous convainc de ne pas dévier d'un poil du programme. Après tout, on est dans un pays en guerre, et on pourrait très bien être des barbouzes à la solde du gouvernement. Normal qu'ils prennent leurs précautions. Pendant qu'on installe nos hamacs et que Wolin inspecte les latrines d'un air inquiet, deux individus de type occidental s'engueulent avec Maximiliano. Comme on l'apprendra plus tard, il s'agit de deux journalistes espagnols qui attendaient depuis une semaine de rencontrer Marcos et qui, n'y tenant plus, ont enfreint le règlement en vadrouillant de leur propre initiative à la recherche du " Sup ". Maintenant, les voilà tricards. Et très furax à l'encontre de Maximiliano, qui, pourtant, n'est pas pour grand-chose dans le caractère socialement inadapté du reporter moyen. La douceur implacable avec laquelle il leur répond nous le rend définitivement sympathique. On se promet de se tenir bien comme il faut et de ne faire que ça : attendre. Au fond, ça nous plaît bien.
La Realidad semblait déserte, à notre arrivée. En fait, elle regorge de monde. Des paysans qui reviennent des champs, leurs femmes qui lavent le café, les gosses qui piaillent, mais aussi une dizaine de visiteurs étrangers, journalistes, permanents du camp de la paix ou simples routards sympathisants. Comme ces deux babas cools venus de Leipzig, qui s'en repartiront demain pour le Guatemala, béatement inconscients des dangers qui les attendent de l'autre côté de la frontière. Comme ces trois Italiens du comité " Ya Basta " de Rome, venus tourner une vidéo sur Marcos, et qui maudissent le peu d'intérêt que leurs compatriotes témoignent à l'égard des zapatistes. On leur dit que c'est mieux en France, sans se douter que, deux semaines plus tard, l'interview de Marcos dans Charlie aurait moins d'échos dans les médias qu'une panne de carbu au Paris-Dakar. Et puis, il y a ces jeunes costauds affairés qui vont et viennent sans femmes ni enfants - probablement des membres de l'E.Z.L.N. extérieurs au village - et ces habitants de tous âges qui passent devant l'école en nous saluant gentiment. Impression de calme et, en même temps, d'activité grouillante. Le village est pauvre, certes, mais pas misérable. Pas d'eau courante ni d'électricité, mais pas non plus de gosses au ventre gonflé ou de femmes en haillons. Tout est propre, serein, agréable - du moins pour le citadin épris de rousseauisme qui voit ça depuis son hamac.
Le soir même, les règles imposées par Maximiliano s'assouplissent. Des curieux viennent s'asseoir sur le perron pour tailler le bout de gras. L'un d'eux nous pose une question déroutante : combien, à notre avis, coûte un collier ? On lui demande quel genre de collier. Il ne sait pas. C'est un collier brillant qu'il a trouvé dans la forêt, près d'un site maya. L'objet se trouve maintenant chez son cousin, à Nueva Providencia, à un jour de marche d'ici. Le problème, c'est qu'il ne peut pas y aller, à cause de l'armée qui fait chier tout le monde. Il dit que c'est pas grave pour le collier, mais que c'est beaucoup plus gênant pour le café, car on ne peut pas aller vendre les récoltes sans se faire agresser par les militaires. Puis, il regarde la couverture de ¡ Ya Basta !, le recueil des textes de Marcos que je suis en train de bouquiner. En voyant la photo du " Sup ", il me fait un grand sourire, me souhaite bonne nuit et s'en va. Un peu plus tard, on jette un oeil sur la salle communautaire, juste sous l'énorme ceiba (fromager, un grand arbre tropical) qui sert traditionnellement de lieu de rassemblement. Une vingtaine d'Indiens y débattent d'une question vitale : que faire pour pallier le manque de médicaments ? Beaucoup d'enfants meurent de maladies pulmonaires et de diarrhées, et le petit dispensaire ne peut pas faire face à lui tout seul. Une femme venue d'une communauté voisine propose d'utiliser les plantes. Nous avons un savoir-faire dans ce domaine, dit-elle, ce serait bête de ne pas s'en servir. Suit un échange animé auquel, malheureusement, nous ne comprenons pas grand-chose. Du reste, nous n'avons rien à faire là. On s'en va, impuissants à démêler les enjeux du débat, mais frappés de constater qu'une discussion à vingt personnes ne s'accompagne pas forcément d'engueulades et de coups de poing sur la table. Ici, les gens arrivent à se contredire sans hausser le ton. On se demande à quoi peut bien ressembler une scène de ménage.
Tortillas, haricots et piments au menu du soir. Repas délicieux, arrosé de flotte. On demande à Maximiliano si tous les villageois ont bien encaissé l'interdiction de l'alcool. " Ça n'a pas été facile... Il y a eu beaucoup de palabres, mais les femmes ont gagné. " Jamais la moindre entorse au règlement ? " Celui qui viole la loi communautaire est condamné à travailler pour refaire la route. Il y a un agent élu par la communauté qui est chargé de faire respecter la loi. " Wolinski songe à voix haute qu'il a bien fait de laisser sa bouteille d'armagnac à San Cristóbal. Maximiliano se marre. Tout de même, qu'on lui dit, c'est pas un peu sévère ? " Oui, c'est sévère, mais l'alcool a fait trop de ravages. Les hommes se soûlaient avec l'argent de la récolte, frappaient leurs femmes, négligeaient leurs enfants. Maintenant, l'argent sert aux familles et à la communauté. Les marchands d'alcool sont furieux. L'armée les aide pour venir jusqu'ici, mais on ne les laisse pas rentrer. " Un arrangement tacite nous interdit d'aborder de front la question des liens qui unissent le village aux zapatistes. Mais, à coup sûr, ils sont de meilleure qualité que ses rapports aux militaires, dont une colonne de dix-sept blindés a encore traversé le village aujourd'hui : " Ils nous insultent et nous empêchent de travailler. C'est à cause d'eux aussi qu'on ne va jamais à l'hôpital de Guadalupe Tepeyac. " Après s'être fait expliquer ce qu'est le service militaire, Maximiliano nous apprend que les Indiens sont exemptés d'office. Un privilège à double tranchant puisque, au Mexique, seuls les anciens appelés ont droit à certains documents administratifs tels que le passeport. Empêcher les Indiens de se rendre à l'étranger quand on ne les laisse même pas marcher jusqu'au village d'à côté, voilà qui est finement joué de la part du gouvernement.
Je demande à " Max " quelles sont les principales ressources du village. En dehors du maïs, qu'ils cultivent seulement pour leur propre subsistance, les haricots et un petit peu d'élevage (essentiellement du poulet, les familles les plus aisées n'en mangeant qu'une ou deux fois par mois), il n'y a que le café qui permette aux Indiens de grappiller les quelques sous indispensables à l'entretien des maisons et à l'achat de médicaments. " Le gouvernement nous a poussés à faire du café, mais les prix ont tellement chuté que beaucoup de paysans ont arrêté. Il y a trois ans, le prix par kilo était descendu à 3 pesos, et le gouvernement n'a rien fait pour soutenir les cours. Depuis un an, ça a remonté [grâce au gel des cultures brésiliennes, N.d.l.R.]. On nous a promis 10 pesos par kilo cette année, mais je pense qu'on ne nous en donnera que 9. On se fait toujours avoir par les "coyotes" [intermédiaires] de Las Margaritas. Ils fixent le prix qu'ils veulent. Alors c'est sûr que ça va redescendre. Mais on est privilégiés, à La Realidad. Depuis deux ans, il y a une piste qui mène jusqu'ici. On peut acheminer le café par camion. Avant, il y en avait pour huit jours de cheval à travers la forêt. Beaucoup de communautés se trouvent encore dans cette situation, certains font même le voyage à pied. Et c'est pire depuis qu'il y a les militaires. " La moitié des fruits de la sueur finira à l'exportation. Désormais, le petit noir n'aura plus tout à fait le même goût, je sens. Les yuppies qui fixent les cours du café, à la City ou à Wall Street, devraient être invités à faire un détour par le Chiapas, à pied, si possible. Au fait, la vie a-t-elle changé depuis que des étrangers viennent à La Realidad ? " La vie continue de la même façon. En même temps, il y a une grande différence : avant, personne ne venait jamais jusqu'ici... "
Le samedi matin, à 9 h 30, un messager nous amène la lettre où Marcos nous invite à le rencontrer pour midi. Dommage qu'il nous reçoive si vite. On serait bien restés encore un jour ou deux.

Olivier Cyran


Rééducation à la zapatiste

Pendant nos deux jours d'attente à La Realidad, je m'efforce d'imaginer l'état d'esprit du général Castellanos, lorsqu'il fut retenu captif dans un village semblable à celui-là. Absalón Castellanos était gouverneur du Chiapas de 1982 à 1988, période durant laquelle l'Académie mexicaine des droits de l'homme a recensé une centaine d'assassinats de contestataires, cinq cents actes de répression sanglante, des milliers de blessés et de torturés. Ça ne s'est guère amélioré depuis. Comme ses successeurs, Castellanos a mis à profit le Code pénal de l'Etat de Chiapas, un des plus répressifs du Mexique (interdiction de manifester, par exemple), pour alourdir la mainmise du P.R.I. (Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir depuis près de soixante-dix ans) sur les ressources du Chiapas. Il est lui-même l'un des hommes les plus riches de la région. Sa famille contrôle la quasi-totalité de l'exploitation du bois, ce qui justifie sans doute que les paysans qui coupent des branches, fût-ce pour cuire leurs tortillas, soient, encore aujourd'hui, passibles d'une peine de prison. Enlevé par les zapatistes le 2 janvier 1994, il a été libéré un mois et demi plus tard, avec - selon une déclaration de Marcos - " la peine et la honte, jusqu'à ses derniers jours, d'avoir reçu le pardon et la bonté de ceux qu'il a si longtemps humiliés, enlevés, volés et assassinés ".
Les zapatistes ne l'ont pas amputé d'un doigt, ni attaché au radiateur que, de toute façon, ils ne possèdent pas. Ils lui ont juste fait subir pendant quarante-cinq jours l'existence que mène un Indien toute sa vie durant : galettes de maïs et haricots matin et soir, travail aux champs entre les deux, sommeil de plomb la nuit. Je me demande ce que le général Castellanos a gardé de son expérience d'" invité ". Juste une allergie féroce aux haricots ? Ou alors le vague sentiment que, peut-être, les Indiens ont un petit peu raison de vouloir mourir d'autre chose que de malnutrition, de maladie et d'épuisement ? Les crapules de ce tonneau sont-elles amendables ? Doivent-elles l'être pour que le système change ? Faut voir. En faisant passer à Toubon un mois de vacances dans un centre de rétention, par exemple. Il y a là une idée à creuser. Les zapatistes en ont plein, mais beaucoup d'autres courent les rues.

O. C.


Dogmes

" Les dogmes ne sont pas uniquement religieux, ils sont également politiques. Et non seulement ils ne sont pas éternels, mais leur chute est très loin d'être discrète. Leur dégringolade et leur tentative d'éviter la dégringolade font ensemble pas mal de bruit et, oui, cela pourrait être beaucoup de bruit pour rien. " Sous-commandant Marcos (juillet 1994)

 

L'autre consultation

" J'ai parcouru la partie de la correspondance extérieure adressée à mon passe-montagne. Il y a de tout : caricatures, jeux de mots, injures (à tous les parfums), menaces de mort et provocations en duel. Voici les premiers résultats :
- 97,98 % des personnes consultées pensent que je suis un bel enfoiré ; 2 % pensent que je ne suis pas un enfoiré, mais assez bouffon ; 0,02 % n'ont pas répondu (ils racontent une histoire de Toto). - 87,56 % pensent que je vais finir par me vendre au gouvernement ; 12 % demandent pour combien ; 0,44 % fouillent leur portefeuille en cherchant la monnaie.
- 49,99 % disent que je n'ai jamais porté d'arme et que je suis un "soldat de bureau" ; 50 % disent que la seule arme que j'aie brandie, c'est celle que le bon dieu m'a donnée, et encore, allez donc savoir, disent-ils ; 0,01 % se sont tenus à une distance respectable (Non ! n'éclaboussez pas !).
- 26,62 % disent que mon passe-montagne bâille déjà beaucoup et qu'on voit TOUT ; 73 % me disent de remonter ma braguette ; 0,38 % ont été chercher des jumelles [...].
"
Sous-commandant Marcos (1er juin 1994)



Mexico : Zapata mord aux couilles des U.S.A.

Pendant qu'au Chiapas Marcos tente de reprendre l'initiative, a Mexico, les gens se depatouillent avec les effets de la crise. Mais le message zapatiste commence a faire des petits. Il est gonfle, Marcos. Alors que tout le monde parle d'une possible reprise de la guerre, le sous-commandant des zapatistes s'est rendu a San Cristobal, dans la premiere semaine de janvier, pour prendre la parole au Forum des populations indigenes. Au meme moment, une " quatrieme declaration de la foret lacandone " annonce la creation d'un Front zapatiste de liberation nationale, defini comme " une organisation civile et pacifique dont les composants n'aspirent ni a participer aux elections, ni a obtenir des postes gouvernementaux a un quelconque niveau ", et destine a rassembler " tous les citoyens mexicains qui ne veulent pas le pouvoir mais la democratie, la liberte et la justice pour nous et nos enfants ". Ces citoyens- la, on est partis a leur recherche, dans les environs de Mexico.

Mexico: ses je-ne-sais-plus-combien de millions d'habitants, ses milliers de taxis Coccinelle, ses ruelles qui sentent le piment et les abats marines, ses avenues qui puent le pot d'echappement, ses mariachis edentes qui flanquent des cauchemars a Wolinski, ses gamins misereux, ses flics corrompus, son architecture bordelique, ses quartiers de luxe, ses bidonvilles, ses eglises et ses putes... Va resumer ca en quelques lignes ! Dans le metro, aux heures de pointe, deux wagons sont reserves aux femmes, a cause de l'acharnement des males a peloter les rondeurs charnues. Mexico : ville machiste, polluee, decoupee en classes sociales comme un mille-feuilles sans creme, et ou se concentrent les plus criantes vacheries du monde moderne. Mais ville genereuse, imprevisible, bourree de resistants qui de ce monde ebauchent les plus belles portes de sortie.

Pour evaluer le degre de la sympathie que les zapatistes ont suscitee dans la capitale mexicaine, pas la peine de faire un micro-trottoir, ca prendrait deux ans. Ou alors, ca donnerait une collision d'avis radicalement contraires, et demerde-toi pour faire la synthese. On pourrait se contenter d'un chiffre : les 1,4 million de Mexicains qui, en aout 1994, ont repondu a la " Consulta ", le scrutin populaire sur lequel l'E.Z.L.N. voulait construire son avenir politique. Un succes considerable dans un pays ou l'abstentionnisme est sport national, et ou les dernieres elections en date ont deplace a peine 600 000 personnes. Mais un triomphe relatif dans un pays qui compte 90 millions d'habitants. Depuis les immenses manifestations pro-E.Z.L.N. du printemps 1994, il n'y a plus grand monde pour aller gueuler "Viva Zapata !" dans les rues. Et pourtant, a Mexico, il y a quasiment une manif chaque jour.

" L'impact de Marcos a ete tres fort chez les pauvres et ceux "qui pensent bien" : les instituteurs, les universitaires, les artistes ", croit savoir Carlota Botey, deputee federale du district de Mexico. Carlota se range justement dans la categorie de " ceux qui pensent bien ", a ne pas confondre avec les bien-pensants : specialiste en questions agraires, elue sur une liste du P.R.D. (Parti de la revolution democratique, seul parti d'opposition de gauche), elle a l'air d'en pincer pas mal pour Marcos. " Pas tant que ca ! D'ailleurs j'en connais qui ont ete plus seduites que moi. J'ai cinquante- deux ans, lui en a quarante, alors... En fait, je me suis beaucoup radicalisee depuis les elections presidentielles de 1994, j'ai meme dit qu'il ne fallait pas accepter le resultat du scrutin, et qu'il fallait un gouvernement de transition. Marcos veut un front de gauche de masse qui ne soit pas structure d'en haut. Il deteste le president du P.R.D., Porfirio Munoz, un mou qui veut collaborer avec le P.R.I. S'il arrive a creer ce mouvement, la moitie du P.R.D. le rejoindra, et moi aussi. " Et la population ? " La crise est si forte dans ce pays et la demande de changement si puissante que ce projet aura forcement du succes. Mais les gens ont peur d'un bouleversement qui pourrait etre synonyme de violences, c'est pour ca que beaucoup continuent de voter P.R.I. Tout le paradoxe est la : le pouvoir est totalement discredite, son ideologie liberale a des consequences catastrophiques, et en meme temps, il est le seul a offrir un semblant de stabilite dans cette societe en crise. Cela dit, il y a des signes qui ne trompent pas. Au printemps dernier, le maire de Mexico a licencie 13 000 chauffeurs de bus, tous membres d'un syndicat de gauche qui ne cache pas ses sympathies pro-zapatistes. Ca a ete un chaos total. Moins de 10 % ont accepte leurs primes de licenciement, les autres ont fait manif sur manif. La semaine derniere, le gouvernement du district a enfin ete oblige de negocier... Grace a l'exemple des zapatistes, les gens ont le courage de resister. Un processus est engage, meme s'il aura a durer longtemps. Marcos m'a dit qu'il y aurait peu de chances pour que les choses changent avant l'an 2000. Apres tout, comme il dit, les Indiens ont cinq cents ans de lutte derriere eux, les zapatistes une dizaine, et Marcos, deux..."

A Tepoztlan, jolie bourgade situee a cent bornes de Mexico, le zapatisme a ouvert une succursale sans armes ni passe-montagnes. Pour protester contre un projet immobilier - residence de luxe, hotel et terrain de golf -, un groupe d'opposants occupe depuis plusieurs mois la mairie et bloque l'acces au village. " Faire un golf ici alors qu'il n'y a pas d'eau, c'est completement absurde ", nous explique un habitant de Tepoztlan, a deux pas de la mairie, ou trone un portrait d'Emiliano Zapata. "Ce projet symbolise un certain mode de developpement, fait par les riches pour les riches, au mepris des autres et de l'environnement. C'est pour ca que l'Etat ne veut pas ceder. S'il nous donne raison, c'est tout son schema qui s'ecroule. Mais il ne peut pas non plus nous reprimer, parce que la population est presque tout entiere opposee a ce projet. Un peu comme pour les zapatistes... " Prouvant qu'elles avaient pris la mesure du probleme, les autorites ont trouve la solution : il n'y a qu'a, disent-elles, supprimer le golf de 18 trous et en faire un de 9 trous. De la meme facon, pour apaiser les rebelles du Chiapas, il n'y a qu'a repeindre les cages d'escalier, pardon : " installer des dispensaires ".

Si Tepoztlan s'orne un jour d'une pelouse verdoyante pour debris californiens, elle le devra a l'A.L.E.N.A. (Accord de libre-echange nord- americain), qui, par l'arrivee des capitaux yankees, a rendu ce projet possible, en meme temps qu'il a fait passer le nombre de chomeurs de trois a huit millions. Une sociologue mexicaine de Tepoztlan nous donne un apercu concret du miracle liberal : " J'ai un beau-frere, a Cancun, qui possedait quatre ou cinq video-clubs. Avec l'A.L.E.N.A., des "blockbusters" [centres de location de films americains] se sont installes dans sa ville. Ils lui ont dit : soit tu nous achetes notre franchise pour 80.000 dollars, soit tu disparais. Mon beau-frere a refuse. Resultat, il a fait faillite. " Il aurait du les emprunter, les 80.000 dollars. Facile : au Mexique, depuis la crise entrainee par l'A.L.E.N.A., le taux d'emprunt s'eleve a 150 %. Pour damer le pion a leurs concurrentes americaines, les entreprises locales n'ont qu'a s'adresser... aux banques americaines. Le marche libre ? Un colis piege qui retourne a l'expediteur, deleste de sa bombe et charge de fric.

Curieux que le Mexique n'ait pas encore explose. Apres l'augmentation de 150 % du ticket de metro, que les usagers ont decouverte le matin a leur guichet, tout le monde s'est etonne qu'il n'y ait pas eu aussitot une grande manifestation. Comme si les Mexicains, deja hebetes par le chomage, les crimes politiques et la misere galopante, mettaient toute l'energie qui leur reste a redouter quelque chose de pire. Seuls les caricaturistes s'en tirent bien : " Plus le pays va mal, plus on a de travail ! ", nous dit Rius, qui n'en a jamais manque. En 1969, il avait ete enleve et sequestre pendant vingt-quatre heures par l'armee, apres qu'il eut raconte dans son journal le massacre de deux cents etudiants par les militaires. " Nous sommes tous des sympathisants des zapatistes, et Marcos est le seul qu'on epargne dans nos dessins. Je ne crains pas trop pour sa vie, s'il etait membre du P.R.I., il aurait beaucoup plus de chances de se faire tuer ! Tout peut arriver, dans ce pays convulsionne. Y compris la liberte d'expression... D'ailleurs, les journaux qui ont le plus souffert de la crise sont les journaux de boulevard. Nous, on va lancer un nouveau journal satirique, en fevrier. C'est bon signe, non ?"

Olivier Cyran


Appel au citadins

Freres : des kilometres nous separent. Des tonnes de misere, de deception et de mepris nous rapprochent. On vous raconte que nous allons bien, que nous avons nos petits lopins de terre, nos petits animaux, que nous ne payons pas d'impot sur le revenu, que nous ne connaissons pas le smog, que nous vivons a l'abri du stress citadin et que nous choisissons bel et bien notre gouverneur. On nous raconte que vous allez bien, que vous avez l'electricite, le telephone, la television, la machine a laver, le refrigerateur, que vous n'avez pas a marcher pour vous rendre au travail, que vous ne vous salissez pas de boue en marchant, que vous avez beaucoup d'hopitaux et d'ecoles, que vous mangez bien, que vous avez beaucoup de facons de vous amuser, et que vous n'avez pas besoin de vous embeter a elire un gouverneur puisque le regent est nomme par... le president. On vous raconte que nous allons mal, que nous n'avons pas d'education, que nous vivons a la merci des intemperies, que nous ne savons pas parler " castilla " [espagnol], que nous n'avons aucune hygiene, que nous sommes arrieres, que nous sommes ignorants, que la democratie et le pays ne nous interessent pas, que seules nous interessent notre terre et notre famille. On nous raconte que vous allez mal, que vous gaspillez votre temps et votre vie a de sales manies, que vous etes malfaisants, que la maison que vous habitez ne vous appartient pas, que vous n'allez pas a l'ecole parce que vous ne le voulez pas, que vous parlez un espagnol tres different, que vous etes sales, que vous etes immoraux, que la democratie et le pays ne vous interessent pas, que seules vous interessent votre residence secondaire et votre famille. On vous raconte que nous sommes nes pour perdre et vous vous en contentez. On nous raconte que vous etes nes pour perdre et nous nous en contentons. Alors nous avons pense que peut-etre deux destins voues a la defaite ne font pas un destin voue a la defaite au carre, mais quelque chose qui ne se contente plus de la defaite, et que deux fatalismes peuvent produire un grand non-conformisme. (...) Alors, nous voulions inviter votre mecontentement a rendre visite au notre parce qu'il se trouve que des dizaines de milliers de raisons vert-olive empechent pour le moment notre mecontentement de rendre visite au votre. (...)

Sous-commandant Marcos (26 juillet 1994)


Salinas-Mitterrand

Aux carrefours de Mexico, des vendeurs ambulants te vendent des petits bonshommes en plastique representant l'ex-president, Salinas de Gortari, en tenue de bagnard et un sac de dollars a la main. Quand tu lui appuies sur la tete, il montre sa bite. Ce n'est pas en France que l'on verrait pareil hommage a un president disparu. Pourtant, Salinas a bien foutu le camp, lui aussi : a Cuba, dit-on, apres avoir planque quelque 500 millions de dollars sur des comptes nord-americains. Plus ou moins mouille, par le biais de son entourage, dans le meurtre de son ancien beau-frere, Ruiz Massieu, secretaire general du parti au pouvoir, et dans celui de l'ex-candidat a l'election presidentielle, Colosio, Salinas etait un grand " ami de la France " jusqu'a la fin de son mandat, en 1994. Son eminence grise etait un certain Jose Cordoba, un Francais copain d'Attali, lui-meme conseiller de Mitterrand, ce qui explique sans doute le soutien genereux que la France continue d'apporter aux populations locales : des armes pour les militaires, et des flics bien de chez nous pour " cooperer " avec la police mexicaine. Normal, ca fait partie des bonnes relations entre pays amis. Mais si on aime les symboles, celui-la vaut bien une rose rouge dans son sarcophage de Cellophane.

O. C.